Un immeuble quelconque, à la périphérie d’une « ville enchantée », en Thaïlande. Des locataires qui ne font que se croiser alors qu’une jeune femme se meurt dans l’appartement d’à côté. Un narrateur dont les propos soulignent son ambivalence.
« La vraie raison, c’est que Mamie est une personne serviable, un trait sans doute hérité du passé et qu’on ne rencontre plus guère de nos jours. »
« Les gémissements de ma voisine devenaient de plus en plus forts, mais ma (fausse) bonne conscience dormait en paix. Elle s’éveillait parfois en pleine nuit mais je l’endormais par des considérations sur mes revenus, je la trompais en pensant au jour où j’aurais une augmentation ou une promotion, et elle me croyait, elle se rendormait. »
« Car enfin, le “guérisseur” qui se mue en mouche à tête verte ou Mamie qui croit que sa fille s’est réincarnée en chatte blanche – c’est à mourir de rire, non ? »
Né en 1954, Chart Korbjitti est auteur, entre autres, d’une demi-douzaine de romans et de recueils de nouvelles. Il a reçu plusieurs distinctions : S.E.A. Write Award, Artiste national et Silpathorn Award, notamment pour La chute de Fak et Sonne l’heure.
Les failles de la société thaïlandaise, ici la déshumanisation qui découle de la vie urbaine, sont ses thèmes de prédilection. Loin de tout passéisme, il décrit les changements liés à la modernité avec un humour parfois grinçant.
Une histoire ordinaire
Nouvelle de Chart Korbjitti
Mamie sort de ma chambre à l’instant avec son adorable petite chatte blanche. Rien d’extraordinaire, vous savez. Elle est juste venue me servir sa rengaine habituelle. À vrai dire, à l’origine, c’est moi qui la lui ai racontée, cette histoire, en pensant qu’elle lui procurerait un peu de bonheur, un peu d’espoir, et elle s’est mise à la répéter à tout bout de champ, tant et si bien qu’elle a fini par la faire sienne. Tout le monde dans la maison y a eu droit – et chacun, plusieurs fois. C’est bien le même thème, sauf qu’elle a un peu modifié le décor et les accessoires, au point d’en faire une histoire nouvelle qu’elle répète à satiété.
Pour ma part, je ne lui ai jamais reproché de s’être approprié mon récit. D’abord, vous ferai-je remarquer, elle ne s’en est pas servi pour en faire un livre ou pour le vendre comme scénario de film, pour en tirer parti d’une façon ou d’une autre. Je n’ai donc pas songé à revendiquer un peu d’argent. Et puis, cette histoire – revue et corrigée – qu’elle colporte n’a plus grand-chose à voir avec celle que je lui ai racontée, car elle y a ajouté sa réflexion, sa propre interprétation, un peu comme on épice un plat pour en relever le goût : c’est toujours le même plat mais ce n’est plus le même goût – et il est normal que les goûts diffèrent. Vous comprendrez donc que, si elle s’est inspirée de moi, pour le reste, c’est bien sa création. Enfin, je ne l’accuse pas car je vois bien que c’est une vieille femme, une vieille dame esseulée – sympathique d’ailleurs. Dans la mesure où cette histoire lui apporte un peu de réconfort et d’espoir, je la lui laisse volontiers, par compassion, par simple charité humaine (sans pour autant subir de préjudice personnel).
Mais comme vous le voyez, avant de la lui abandonner, cette histoire, j’ai dû énumérer trois raisons, pas moins, et la compassion humaine vient en dernier.
En tout cas, pour ces trois raisons-là, je n’ai jamais fait valoir à personne (dans la maison) que c’est de moi qu’elle la tient. Elle aime venir s’asseoir dans ma chambre et me la raconter, comme elle vient de le faire à l’instant. Il se trouve qu’aujourd’hui je suis particulièrement de bonne humeur, si bien que je lui ai manifesté mon intérêt pour lui faire plaisir ; mais les jours où je me sens déprimé, je lui dis carrément que je ne veux pas l’écouter. Parfois, j’ai grande envie de la mettre à la porte, mais je ne me le suis jamais permis. Quelquefois, délibérément, je lui fais comprendre que je ne suis pas content et elle s’en va d’elle-même – en laissant l’histoire en plan. Je n’aime pas voir son allure traînante et défaite à ce moment-là. Le spectacle d’une petite vieille dame à cheveux blancs et au dos voûté qui respire l’espoir déçu en vous quittant sans bruit n’a rien d’agréable.
Parfois, je la rappelle – bien sûr, pas toujours de gaieté de cœur. Je me hâte de changer d’expression et je la retiens en lui disant : « Allons, Mamie, où allez-vous si vite ? J’aimerais entendre la suite. » Cette maudite phrase fait toujours son effet. Parfois, elle m’échappe sans que je m’en rende compte. Et si vous pouviez la voir à ce moment‑là, vous vous diriez que je suis un type merveilleux qui sait réconforter les vieux. Voilà que, sur-le-champ, elle passe de la résignation à la ferveur, toute trace de déception disparue. Ses lèvres ridées et crispées se relèvent en un large et doux sourire qui découvre ses gencives rose pâle, ses yeux qui s’emplissaient de larmes étincellent de joie, et les pleurs qui coulent expriment une satisfaction indicible. Lorsqu’elle reprend sa narration, tout son visage irradie le bonheur et l’espoir jusque dans ses rides et ses taches de vieillesse. Il faudrait que vous voyiez cela vous-même, un jour. Je ne suis pas capable de décrire comme il convient ce mélange de crispation et de bonheur qui devient langage et qu’il faut constater de visu.
D’autres fois, après avoir marqué mon impatience – ce qui a pour effet de lui faire quitter ma chambre –, je ne la rappelle pas. Je me dis que c’est aussi bien qu’elle ne vienne pas m’ennuyer constamment – ces vieux sont insupportables ! Mais au bout de quelques jours, la voilà qui rapplique ! Sans doute a-t-elle déjà oublié ma réaction de l’autre fois…
Souvent un nouveau locataire s’installe. Cela arrive fréquemment dans cette maison de rapport où les anciens s’en vont l’un après l’autre et sont aussitôt remplacés. Le flux est incessant, comme en ce bas monde que les morts quittent et dans lequel les nouveau-nés viennent les remplacer – c’est bien ça, notre planète est comme une maison où nous vivons tous ensemble.
Enfin, ce n’est peut-être pas pareil, à vrai dire, c’est moi qui fais cette comparaison, n’allez pas m’en tenir rigueur.
Quand donc, disais-je, un nouveau locataire s’installe, Mamie ne tarde pas à l’entreprendre et, très vite, au bout de quelques jours seulement, elle se met à lui seriner sa rengaine sans qu’il ait la moindre idée de ce qui l’a provoquée. Pensez un peu : à peine vous êtes-vous installé dans une nouvelle demeure qu’une vieille bonne femme vient vous raconter une histoire de revenants dans la maison. Vous trouveriez cela drôle ?
J’ai entendu, par hasard, un couple de nouveaux venus parler de Mamie en ces termes : « Il ne faut pas lui en vouloir, les vieux sont comme ça. » Deux mois plus tard, ils déménageaient – j’ignore pourquoi (et Mamie aussi, sans doute).
Elle et moi, nous sommes des « anciens » dans la maison, nous savons ce qu’il s’y est passé, nous avons vécu l’affaire de bout en bout. Sans doute est-ce pourquoi je dois seul assumer la lourde tâche de l’écouter, bien que certains jours je n’en aie pas la moindre envie…
Mais il faut, il me semble, que je vous mette au courant des divers événements, car si vous vous intéressez à l’histoire que Mamie raconte, il serait bon que vous en sachiez le détail et l’origine. Mais par où commencer ?
Allons, je vais essayer d’être aussi bref que possible, afin de ne pas perdre de temps, le vôtre comme le mien. Je sais bien comment on parle du temps, de nos jours : on lui donne de l’importance. Ne dit-on pas que Le temps, c’est de l’argent ? Je vais donc faire de mon mieux pour ne pas en perdre.
Ah ! je sais par où je vais commencer, de sorte à faire court et condensé, le temps ayant de la valeur, comme on vient de le dire.
L’histoire commence…
… lorsque la fille de Mamie a appris qu’elle avait un cancer.
Oui, c’est bien par cela qu’il faut que je commence, car ça résume bien l’histoire, ça la rend intéressante. Mais à la réflexion, il est préférable que je revienne un peu en arrière et que je commence…
… lorsque j’ai emménagé ici même, dans cette maison.
Cela faisait plusieurs jours que je cherchais une chambre à louer, mais je n’avais rien trouvé qui me convienne. Je voulais une chambre qui soit à la fois bon marché, proche de la civilisation et à l’écart de la foule. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin, mon cher ! Car comment trouver une chambre qui réponde à ces trois critères ?
J’ai cherché si longtemps que, n’en pouvant plus, j’étais prêt à laisser tomber la deuxième condition. Et voilà qu’un jour un collègue me prévient qu’il y a une chambre à louer près de chez lui. Il me convie à aller voir si elle ne ferait pas mon affaire.
Ce soir-là, je l’ai suivi dans un dédale de ruelles aussi touffu que des branchages jusqu’à une venelle qui longeait un monastère et s’achevait sur un passage marqué par de petites dalles de ciment. Tout au bout, une vieille maison en bois déverni était entourée de grands arbres et d’un fouillis de hautes herbes. C’était calme et tranquille. On se serait cru au bord de la jungle.
[…]
Traduction : Marcel Barang
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