Voici l’histoire véridique d’une jeune Cambodgienne qui a remis en cause les normes sociales et culturelles de son pays par ses choix de vie et qui, de ce fait, est devenue une ambassadrice locale de l’émancipation féminine.
Thavry a grandi sur une île de la rivière Bassac, dépourvue de la plupart des commodités modernes, dans un monde de coutumes et de tradition.
Tandis que le Cambodge se remettait progressivement du chaos et des destructions engendrés par la guerre civile et les Khmers rouges, la vie rurale redevenait celle qu’elle avait été pendant des siècles. Pour une femme, cela voulait dire se marier jeune, procréer et travailler dans la ferme familiale sans que son consentement soit requis.
La valeur de l’éducation, en tant que moyen de sortir des limites du village et de se forger un avenir de femme indépendante, fut inculquée à Thavry par ses parents dont l’enfance avait été malheureuse.
Son récit, simple et riche en anecdotes illustrant le quotidien des deux dernières générations de Cambodgiens, est source d’inspiration pour les jeunes femmes. Il les encourage à poursuivre leurs rêves et il montre qu’en oeuvrant dans ce sens, surtout par l’éducation, cela pourra les mener à une liberté d’action inconnue des précédentes générations.
Née en 1989, Thavry Thon est cofondatrice d’une maison d’édition et autrice de plusieurs ouvrages.
Une Cambodgienne modèle : L’émancipation d’une jeune femme
Mémoires de Thavry Thon
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LES NORMES SOCIALES CONCERNANT LES FEMMES
« Les femmes ne naissent pas juste pour se marier et faire des bébés. »
Depuis ma prime enfance, je me pose cette question : « Que signifie “être une femme convenable” ? »
Le Cambodge a une forte tradition de respect des normes culturelles relatives aux femmes – comment elles doivent se présenter, se comporter et penser – et, dès mon plus jeune âge, je les ai mises en question, rejetées et j’ai même osé les enfreindre pour découvrir ce qu’il pourrait arriver.
Ma mère m’a souvent raconté que les Cambodgiennes avaient pour devoir de s’occuper de toutes les tâches ménagères telles que la cuisine, le ménage, le tissage, et qu’elles quittaient rarement leur domicile. Les femmes n’avaient pas le droit de parler ouvertement aux hommes et toute forme d’éducation était un privilège rare.
Quand vint son tour d’élever ses enfants, en se basant sur ce qu’elle avait elle-même vécu dans son enfance pendant laquelle elle devait effectuer de nombreuses corvées tandis que ses frères y échappaient, ma mère demanda que mes frères et moi donnions un coup de main à la maison.
Malgré la riche diversité culturelle du Cambodge – où vivent des Khmers, des Vietnamiens, des Thaï, des Lao, des Chinois et diverses minorités –, un ensemble de règles strictes régissant le comportement des femmes sont largement suivies depuis longtemps et rarement remises en cause.
Mon arrière-grand-mère était vietnamienne. N’ayant jamais été à l’école, elle ne s’exprimait pas correctement en khmer. À la maison, elle parlait vietnamien. Dans cet environnement socialement et linguistiquement clos, elle n’avait pas été exercée à mettre en question le rôle des femmes. Ainsi, ma grand-mère n’avait pas été scolarisée en grande partie parce que sa propre mère ne l’avait pas été.
Ne pas avoir reçu d’instruction rend la vie très compliquée. Quand la seule façon de considérer le monde dont dispose une personne se fonde sur ce qu’elle a sous les yeux, il lui est difficile d’imaginer d’autres manières de faire les choses, d’autres vécus, une autre vie. C’est pourquoi ma grand-mère n’était même pas jalouse de ses frères qui allaient à l’école, parce qu’elle savait que les filles n’y allaient pas. En conséquence, avec sa sœur cadette, elle passait sa journée à effectuer des tâches ménagères et des travaux agricoles.
La société cambodgienne n’accordait d’importance qu’à l’éducation des hommes qui venait en complément de leur force physique manifeste. À l’opposé, la faiblesse des femmes était accentuée par leur dépendance résultant de leur manque d’instruction. Les femmes étaient mariées jeunes puisqu’on croyait qu’un homme devait prendre soin d’elles, qu’une fois adultes, elles ne pouvaient pas survivre sans un mari. Pour une femme de la génération de ma mère, il était encore courant de se marier avant l’âge de 20 ans – pour certaines minorités ethniques, c’est toujours le cas – et je crois que comme la pensée critique n’était pas enseignée à l’école, peu d’entre elles remettaient en cause cette pratique.
Quand j’entendais parler de ces mariages arrangés avec des jeunes filles, je me suis souvent demandé s’il y avait tout de même un peu d’amour dans ces unions ou si ce n’était qu’une question de sécurité. Une femme devenait une épouse afin qu’un homme s’occupe d’elle et subvienne à ses besoins, tandis qu’un homme devenait un mari pour avoir des enfants. Après avoir discuté avec ma grand-mère et ma mère, j’ai vraiment eu du mal à trouver des motivations plus profondes que celles-ci.
À 16 ans, ma grand-mère s’est mariée à un homme de 30 ans, mais leur mariage ne fut pas arrangé comme c’était courant en ce temps-là. Mon grand-père, bel homme élancé, juge diplômé, fréquentait déjà ma grand-mère. Cela fit scandale et encouragea de nombreuses personnes du village à se répandre en commérages et à donner librement leur avis. Leur union n’était pas non plus cautionnée par la famille de mon grand-père qui était bien plus aisée et diplômée que celle de ma grand-mère. Rien de tout cela n’eut d’effet sur leur désir de se marier, alors ils ignorèrent les critiques et se mirent en ménage.
Après un an de mariage – ma grand-mère avait 17 ans –, ils eurent leur premier bébé, mais il ne survécut pas à l’épreuve de sa naissance. Perdre son premier bébé fut dur pour ma grand-mère. Le temps passa, elle se fit une raison. Elle restait à la maison, passant son temps à cuisiner, laver, suivant en cela la routine monotone d’une femme au foyer.
Ils n’eurent un autre enfant que six ans plus tard. Par bonheur, Tante Chansok survécut et ma grand-mère fut en mesure de lui transmettre toutes les leçons de vie qu’elle avait apprises de sa mère. Trois ans plus tard, ma mère, une toute petite fille dont la peau claire révélait les origines vietnamienne et chinoise, naissait.
À l’époque, le positionnement dans les classes sociales et dans la famille était observé de manière stricte. La mère de mon grand-père n’a jamais accepté sa belle-fille en raison de son statut social plus bas que le sien, et n’a jamais laissé cette dernière l’appeler « mère ». Elle voulait que son fils prenne pour épouse une femme au moins aussi riche que lui, bien que son mari n’ait pas eu de telles préoccupations. Mon arrière-grand-mère n’a jamais accepté que des femmes de basse extraction fassent partie de sa famille.
Je n’ai pas connu la mère de mon grand-père paternel. Elle mourut d’empoisonnement alimentaire et de diarrhées. Aucune photo d’elle ne survécut aux Khmers rouges. Je me suis souvent demandé à quoi elle ressemblait, si elle avait un visage sévère. Pourquoi était-elle si stricte avec ma grand-mère ? On m’a dit qu’elle avait les yeux étroits et le teint clair des Sino-Khmers, qu’elle était douée pour les affaires et devenue l’une des plus riches du village parce qu’elle avait su mettre de côté l’argent gagné en vendant des sapotilles.
Elle organisait l’embauche d’une main-d’œuvre nombreuse pour la cueillette des fruits, puis le transport de la récolte au Vietnam, par bateau. Ses revenus étaient tels que sa famille vivait confortablement et que ses quatre fils purent suivre un cursus scolaire complet. Toutefois, malgré l’attention qu’elle avait portée à l’éducation de ses enfants, elle ne changea pas d’avis au sujet de mes grands-parents et de ma mère. Ces derniers souffrirent directement des normes sociales strictes que mon arrière-grand-mère s’évertuait à faire respecter.
Ma mère se souvient d’avoir été obligée de laver des sapotilles quand elle se rendait au domicile de ma grand-mère au lieu de jouer avec ses cousins comme elle aurait dû. Elle attribue cette situation au fait que mon arrière-grand-mère considérait inférieures à elle les femmes de la famille de son fils, qu’elle les voyait comme du personnel et non des parents. Ma mère a grandi en recevant peu d’amour du côté de la famille de son père.
Ma grand-mère ne se découragea pas et resta toujours polie, essayant de se faire accepter dans sa belle-famille ; graduellement, la relation se détendit sans en arriver toutefois à l’acceptation totale qu’elle souhaitait.
Son quotidien était similaire à celui de la plupart des femmes au Cambodge, elle s’occupait des enfants à la maison et de la ferme familiale. Le salaire de mon grand-père versé par le palais de justice se montait à environ 1 500 dollars de nos jours, une somme coquette, surtout dans une zone rurale. Il lui permettait de subvenir amplement aux besoins de son épouse et des ses enfants. Le décès de mon grand-père eut pour conséquence qu’après 1979, le niveau de vie de sa famille fut très différent de ce qu’il avait été auparavant.
Que ma mère fût contrainte de faire passer sa famille avant ses études lui fut particulièrement pénible. C’en était fini des mets délicats, à la place, la famille devenue pauvre devait mélanger du maïs en grain avec le riz pour s’alimenter suffisamment. Ma mère et ses frères allaient pêcher quand ils en avaient le temps pour compléter leur maigre pitance.
Traditionnellement, voyager était difficile pour les femmes du Cambodge et cela ne s’améliora pas pendant les années quatre-vingt. Enfant, ma mère n’était jamais allée plus loin que l’école secondaire tandis que dans tout le pays on préconisait aux femmes de ne pas voyager loin de chez elles parce que c’était trop dangereux. Vrai ou non – le Cambodge des années quatre-vingt était encore un endroit dangereux à cause de combats entre les guérilleros khmers rouges et l’armée –, la peur, toujours présente et entretenue, empêcha les femmes d’explorer leur environnement proche, tout comme leur éducation limitée empêchait toute exploration intellectuelle.
Même adolescente, alors qu’elle était désormais plus impliquée dans la subsistance de la famille, ma mère ne se déplaça pas loin. Elle avait alors une bicyclette qu’elle utilisait pour se rendre, accompagnée de son beau-frère, dans les villages voisins où elle troquait ses matelas tressés contre du riz. Au début des années quatre-vingt, l’emploi de la monnaie, interdit par les Khmers rouges, n’était pas encore tout à fait rétabli et dans les zones rurales le troc était couramment employé.
Malgré sa lutte pour faire des études et ainsi aller au-delà des limites d’une vie traditionnelle au village, ma mère avait échoué. Elle avait essayé de défier les attentes sociales concernant les femmes, relevant ce défi sans avoir de modèle proche sur qui prendre exemple. Au lieu de devenir institutrice comme elle le souhaitait, elle fut contrainte de rester au village, de cultiver le riz et de tresser des matelas. Pour couronner le tout, l’argent qu’elle gagnait était utilisé pour que ses frères puissent continuer leurs études.
Toutefois, ma mère était forte et n’avait pas totalement abandonné son combat pour ce qu’elle croyait être une meilleure et plus juste position sociale pour les femmes. Bien qu’elle ait été dans l’incapacité de mener la carrière dont elle rêvait, elle a fait tout son possible pour que ses enfants ne subissent pas de telles limitations, et je lui en suis infiniment reconnaissante.
J’aurais aimé que ma mère puisse finir sa scolarité. J’aurais aimé qu’elle ait eu plus de liberté au sein de sa propre famille, dans la société en général, mais la vie pour sa génération était bien plus astreignante que la mienne.
Je ne sais pas comment j’aurais réagi si j’avais fait face aux mêmes obstacles et barrages qu’elle. Me serais-je battue comme elle ? Me serais-je battue plus fort qu’elle ou aurais-je accepté les « réalités » plus facilement ? Impossible d’en être certaine et, par bonheur, je n’ai jamais eu à endurer tout ce qu’elle a subi durant son enfance. Je suis immensément fière de tout ce qu’elle a accompli.
Traduit de l’anglais par David Magliocco.
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