Livres ayant pour thème ou cadre l'Asie du Sud-Est

Radikal

Disponible
Olivier Castaignède
Roman
13 x 19 cm
252 pages
ISBN 979-10-91328-47-0
20 €
frais de port inclus (France et  international)
Expédié sous 4 à 5 jours

Résumé

Jakarta, 2014. Hendro est « Radikal », un DJ au sommet de son art. Amateur de sensations fortes, il aime se perdre entre la musique électronique et les drogues qui circulent librement dans le night-club où il mixe. Lorsque des révélations inattendues viennent raviver un traumatisme d’enfance lié au passé de sa mère, ni ses excès en tous genres, ni l’amour de Jasmine, son amie transsexuelle, ne suffisent plus à l’apaiser.

Perdu dans un univers où l’islam coexiste avec une prostitution florissante, déchiré entre une société moderne où tout s’achète et un monde de traditions qui le fascine, Hendro a soudain besoin d’autres expédients pour étouffer ses tourments. C’est la faille où viendra se loger la tentation djihadiste.

L'auteur

Né à Metz en 1973, Olivier Castaignède habite en Asie du Sud-Est depuis dix-sept ans.

Ingénieur de formation, il a d’abord été conseiller en ambassade, avant d’occuper différentes fonctions marketing et commerciales dans des entreprises basées en Asie, notamment en Indonésie.

Depuis 2015, il se consacre principalement à ses projets d’écriture et de voyage. Quand il n’est pas à Jakarta, au Tadjikistan ou en Somaliland, il passe son temps à Singapour où, entre deux romans, il essaie de convaincre sa femme et ses deux enfants de lui apprendre à parler le bahasa.

« Le soldat de Daech s’approcha de la tranchée qui s’embrasa dès qu’il abaissa la torche. Le feu bondit, dévorant la coulée de kérosène dans le sable. Avant même que les flammes n’atteignent la cage où était enfermé le pilote, celui-ci s’effondra au sol, tête en avant, et son visage mangea la poussière. Le corps ne tressaillit pas lorsque le feu agrippa la combinaison orange. »

Extrait

Chapitre 1

— Non, pas ce soir, dit Hendro.

Il avait promis à Jasmine de se calmer sur sa prise d’ecsta.

— Voyons, Radikal, insista le clubbeur en roulant le r du nom de scène de Hendro, à la manière d’un Indonésien. Un taz, ça n’a jamais fait de mal à personne. C’est de la bombe, ce truc-là. Du haut de ta cage, tu vas tous nous faire décoller !

Ignorant les protestations de Hendro, le clubbeur, un Occidental, appela l’une des mamasans du XS, reconnaissables à leur robe rouge ultramoulante. La jeune femme s’approcha d’eux en souriant à Hendro. Elle déplia sous les yeux du clubbeur son fameux menu en triptyque du night-club, pointant chacune des pages de sa petite lampe torche : feuillet central, la liste des boissons ; page de gauche, une sélection de prostituées, photos à l’appui, avec prestations proposées et tarif correspondant ; enfin, page de droite, les différents comprimés d’ecstasy, de syabu et d’acide, disponibles à la consommation.

— Mets-nous deux Loves, s’il te plaît, dit le clubbeur.

— Tu veux pas une fille avec ? demanda la mamasan.

— Merci Mami, répondit-il avec un clin d’œil. C’est bon, j’ai déjà tout ce qu’il me faut.

« Mami » était le diminutif en vogue à Jakarta pour la profession de mamasan. Dans la bouche d’un Occidental, l’expression éveilla les soupçons de Hendro : le clubbeur était sans doute un habitué des salons de massage de la ville. Et ce soir, il avait déjà trouvé compagnie : derrière lui, une adolescente aux yeux révulsés faisait de petits bonds de gazelle au rythme de la techno. Son jean taille basse et son tee-shirt déchiré dévoilaient un nombril d’où s’échappait un piercing géant, presque menaçant. Elle adressait des sourires entendus au clubbeur.

Hendro n’aimait pas beaucoup les Occidentaux qui fréquentaient le XS. Ils s’intéressaient d’abord aux occasionnelles, parfois mineures, qui monnayaient leur corps en échange d’une dose d’ecsta. Ils étaient rarement là pour écouter de la musique, sa musique. Et lorsqu’ils l’approchaient, c’était souvent dans l’espoir d’ajouter leur nom sur la liste des invités pour les prochains événements. Mais ce clubbeur, qui sautait sur place comme un boxeur à l’entraînement, avait alpagué Hendro au milieu de la piste alors qu’à l’issue de son numéro, il rejoignait le bar du fond où servait Jasmine. Il voulait remercier le disc-jockey de sa performance et tenait absolument à lui payer un coup. Depuis que DJ Radikal figurait en haut de l’affiche du XS, le night-club le plus en vogue de la capitale, Hendro était devenu une minicélébrité dans le monde de la nuit à Jakarta. Même les Occidentaux – ou les Boulés, les Albinos, comme les surnommaient les Indonésiens – le reconnaissaient. Une fois le DJ et son fan arrivés au bar, le coup (à boire) s’était transformé en cacheton (à gober).

À contrecœur, le disc-jockey referma son poing sur le comprimé d’ecstasy que lui tendait le clubbeur.

Le Boulé se présenta en anglais avec un fort accent étranger. Il s’appelait Alessandro. 35 ans, italien, il habitait Jakarta depuis un an et passait tous ses week-ends au XS. Hendro comprit soudainement pourquoi le visage d’Alessandro ne lui était pas complètement inconnu.

— De toute ma vie, ajouta le clubbeur, j’te jure, j’ai jamais vu une boîte pareille. Le XS, la boîte où tous les excès sont permis, c’est bien ce que dit votre slogan en bahasa ?

Il mit son cachet dans la bouche.

— Y a que l’abus de religion qui est interdit au XS, continua en riant Alessandro, après avoir avalé une large gorgée d’eau. Bon, tu la prends pas ta pilule ?

— Un peu plus tard, répondit Hendro, agacé.

Il observa le Boulé. Ses paupières dessinaient deux fentes de tirelire parfaitement alignées, signe sans équivoque qu’il était perché. Il portait une chemise vert fluorescent, au large col déboutonné, qui laissait entrevoir, sur le haut de son torse osseux, les dernières ramifications d’un tatouage géométrique. Une touffe de cheveux courts et hirsutes terminait un corps maigre et longiligne. Hendro pensa à un chameau efflanqué. Mais un chameau vêtu avec goût : un pantalon bien serré qui s’arrêtait juste au-dessus de la cheville, des mocassins noirs sans chaussettes et une veste bleu marine.

— Tu sais, j’aime beaucoup ta musique, continua Alessandro en élevant la voix pour couvrir l’explosion de basses qu’avait déclenchée la DJ Violetta.

Adepte de la techno hardcore, cette dernière avait pris le relais de DJ Radikal.

Alessandro avoua qu’à l’image de Hendro, il était un grand amateur d’electronic body music européenne des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Il lui conseilla d’écouter Tribantura, surtout leur chanson révolutionnaire Lack of Sense. Par-dessus l’épaule du Boulé, Hendro apercevait Jasmine qui lui faisait des clins d’œil. Difficile de la rater avec ses cheveux bleu clair, encore plus lumineux que d’habitude, son mètre soixante-quinze qui éclipsait toutes les autres serveuses, ses hanches pleines, moulées dans la robe rouge du XS. Ses jambes longues et fines étaient masquées par le bar, mais la mémoire de Hendro fit le reste.

Tout ce qu’il voulait maintenant, c’était profiter de ce qui lui restait de sa pause pour discuter en tête-à-tête avec son amie. Mais d’abord, il devait se débarrasser de l’intrus et il savait que le type ne le lâcherait pas tant qu’il n’aurait pas gobé son cacheton. Il se saisit de l’une des petites bouteilles d’eau qui traînaient sur le comptoir et avala son ecsta.

— Merci pour le taz, fit Hendro. Et aussi pour les tuyaux en musique électronique… Maintenant, je dois filer. C’est bientôt mon tour.

— Déjà ? Tu vas nous mettre une sauce d’enfer, hein ?

— Compte sur moi… Au fait, tu travailles où à Jakarta ?

Un élan de savoir-vivre un peu tardif avait poussé Hendro à poser cette question. Un élan qu’il allait vite regretter.

— Pas loin de l’hôtel Méridien, dans la tour Intiland, répondit Alessandro. Tu sais cette espèce d’immeuble bizarre, construit par un architecte américain ?

Tous les résidents de Jakarta connaissaient Intiland. C’était l’une des tours les plus célèbres mais aussi l’une des plus laides de la ville. Selon les avis, elle ressemblait à un moteur d’avion éventré, ou au torse d’un homme que l’on écartèle.

— Oui bien sûr. Qu’est-ce que tu y fais ? se sentit obligé de demander Hendro.

— Je suis responsable qualité chez TMM. C’est une petite société allemande, je ne pense pas que tu connaisses.

Le disc-jockey sursauta.

— TMM ? Ma mère y a travaillé et, euh… mon père aussi d’ailleurs. Mon père, c’était le chef de l’usine de Batam jusqu’en 1988.

— Non, tu te fous de moi ? Comment s’appelle ton père ? Peut-être que c’est mon boss maintenant !

Alessandro éclata de rire. Par un signe de la main, il signifia à l’adolescente impatiente qu’il la rejoindrait dans un instant.

— Il ne travaille plus chez TMM, finit par lâcher le DJ.

— Pourquoi ? Il a pris sa retraite ?

— Non, pas vraiment…

Qu’est-ce qu’il lui avait pris de parler de son père à un étranger ? Il n’allait pas en plus lui révéler qu’il ne l’avait jamais connu. Sa mère était tombée amoureuse du chef de l’usine, qui était décédé dans un accident de travail quelques mois avant sa naissance.

La jeune Indonésienne s’était rapprochée d’Alessandro. Elle le tira par le bras et voulut l’entraîner sur la piste. Elle était complètement défoncée. Et mineure, aucun doute là-dessus.

— Bon, je dois vraiment y aller maintenant, dit Hendro, en tendant la main.

Et il prit congé d’Alessandro. Celui-ci s’éloigna en compagnie de sa conquête d’un soir, qui tanguait tel un bateau sur une mer houleuse. Ils se dirigèrent vers la sortie. Manifestement, l’Italien n’avait plus envie de danser. Ou peut-être reviendrait-il après avoir satisfait d’autres besoins plus urgents… Cette pensée écœura Hendro qui ressentit une vive tension entre les tempes.

Toute cette discussion avec le Boulé l’avait énervé. Il eut soudain envie d’une deuxième ecsta. Il fit comprendre à la mami qu’il voulait une autre pilule rose, une des « Loves » avec le petit cœur dessiné au milieu. Les fabricants d’ecstasy étaient si fiers de leur production qu’ils imprimaient un logo distinctif sur chacun des cachets, comme s’ils frappaient leur propre monnaie.

Pour lui, les ecstas étaient gratuites, qu’elles soient offertes par un client ou pas. Il commanda également un Red Bull, sans sucre pour ne pas émousser les effets de la drogue. Il aurait bien descendu une vodka, mais sous X l’alcool était déconseillé pour éviter la déshydratation. En relevant les yeux, il croisa le regard désapprobateur de Jasmine.

Après son heure de pause, durant laquelle son amie avait fait semblant d’être trop occupée pour pouvoir lui parler, il était remonté dans la cage où il était suspendu pendant ses mix, et avait repris position derrière ses prétendues « platines ». Le numérique avait beau avoir remplacé les vinyles depuis plus de dix ans, les tables de mixage comportaient toujours deux petites platines lumineuses dont la vitesse de rotation marquait la cadence de la musique. C’était un vestige du passé, qui ne servait plus qu’à scratcher, aussi utile que le vieux ventilateur accroché au plafond de sa chambre, concurrencé depuis longtemps par la climatisation qui ronronnait en permanence.

Du haut de sa cage qui glissait le long d’un rail et parcourait la salle en diagonale, à 4 mètres du sol, Hendro balaya d’un coup d’œil circulaire la foule surexcitée qui jumpait au rythme infernal imposé par DJ Violetta – les enceintes risquaient d’exploser d’un moment à l’autre. Vitalic, un de ses artistes préférés d’electro house, ferait une transition parfaite, à condition d’accélérer le tempo. Casque à l’oreille, il cala son disque sur les pulsations de la musique hardcore puis balança son morceau d’un tour de molette. Il baissa les yeux et aperçut un jeune Indonésien avec un bonnet de rappeur, qui agitait les bras dans sa direction. Il paraissait apprécier particulièrement Vitalic et synchronisait tous ses mouvements avec la cadence binaire du compositeur français. Hendro lui renvoya un large sourire. Il avait parfois l’impression de ne vivre que pour ces rares moments de bonheur où il était en parfaite communion avec son public. Il ferma les yeux et se mit à danser. Sa main gauche avait agrippé le bouton des basses et les ajustait à son humeur, tel un surfeur qui oriente sa planche pour mieux accrocher les plus grosses vagues.

Il était vraiment au taquet. Plus tard, la descente serait pénible et, sans kétamine pour l’amortir, l’atterrissage promettait d’être douloureux. TMM, son père… la discussion avec Alessandro lui revint en mémoire… Il essaya d’évacuer ces pensées angoissantes, un peu douloureuses. Plus tard… il verrait plus tard… Il fallait qu’il profite de l’instant présent. Et puis Jasmine dormait chez lui ce soir. Il se sentirait moins seul.

Quel plaisir ce morceau de Vitalic ! Il ne s’en lassait pas. Mais le disque était presque terminé et pour choisir le suivant, il devait prendre le pouls du public. Les raveurs souhaitaient-ils quelque chose de plus violent ? De plus rapide ? Il rouvrit les yeux.

Hendro sentit le sang quitter son visage. Vide. La piste de danse était complètement vide. Il s’imagina un instant que les clubbeurs avaient déserté la salle parce qu’ils n’aimaient pas sa musique. Impossible. Il devait simplement avoir une hallu. Les hallucinations étaient rares avec des ecstas aussi pures que celles du XS, mais cela pouvait se produire. Il se retourna dans sa cage et se positionna face au bar central : personne non plus, à l’exception des serveuses dans leur ensemble rouge, fidèles au poste. Où étaient donc passés tous les clients ?

Plissant les yeux, il réalisa que les employées du XS s’étaient toutes réfugiées au centre du bar, la bouche grande ouverte comme si elles étaient en train de crier. Avec la musique qui noyait leurs voix, on aurait dit d’énormes poissons rouges. Elles semblaient pointer du doigt quelque chose de terrifiant devant elles. Soudain, elles plongèrent derrière le comptoir.

Avec l’ecstasy, le film ne tourne jamais à la bonne vitesse : il est soit trop lent, soit trop rapide. Le disc-jockey était dans sa phase « ralenti ». Il comprit avec un temps de retard qu’il se produisait quelque chose d’anormal au XS. Il tourna lentement son regard dans la direction indiquée par les serveuses et distingua un groupe de trois hommes habillés en noir, qui avançaient avec détermination, faisant virevolter des battes de base-ball devant eux.

Enfin ! Ils avaient enfin une descente des Brigades Blanches, la milice de la vertu qui s’était donné pour mission de contenir l’expansion effrénée du vice dans la capitale indonésienne. Non qu’il se réjouisse de cette visite inopinée qui interrompait son mix et sa montée d’ecstasy, mais il s’était déjà demandé comment ils avaient pu échapper, jusqu’ici, aux célèbres Brigades Blanches qui terrorisaient les noctambules de Jakarta. Les vigilantes menaient une lutte impitoyable à l’encontre des night-clubs qui ne respectaient pas les périodes sacrées pour les musulmans, telles que le mois de Ramadan. Surnommés les « Brigades Blanches » en raison de la couleur de leur cagoule, les membres de la milice avaient le soutien tacite d’une bonne partie des habitants de la Capitale, qui leur étaient reconnaissants de conduire ces opérations de « purification » salutaires. Hendro lui-même aurait préféré un XS avec moins de prostituées, moins de mineurs et peut-être aussi moins de drogues, mais Pak Kelvin, le propriétaire du night-club, lui avait dit un jour : « C’est impossible d’arrêter tous ces trafics. On se retrouverait tous au chômage. Les gens viennent ici aussi pour ça. »

Surtout, il savait que son patron était lié à l’une des ecstasy factories qui inondaient les boîtes de nuit de la Capitale. Le Chinois d’une soixantaine d’années, qui se targuait d’avoir d’excellentes relations au sein de la police et de la mairie de Jakarta, s’était convaincu qu’ils ne seraient pas attaqués par les Brigades Blanches. Mais lorsqu’il les avait défiées quelques mois plus tôt en restant ouvert lors de la Nuit Sacrée – qui intervenait après vingt jours de jeûne, Hendro s’était dit que Pak Kelvin jouait avec le feu. Une visite de la milice était inéluctable.

Les clubbeurs se terraient derrière les banquettes disposées autour de la piste, pendant que les Brigades Blanches faisaient leur nettoyage. Principalement des dégâts matériels – qu’il s’agisse de mobilier ou de bouteilles d’alcool qui explosaient sous leurs coups de boutoir. Il fallait faire peur, sans verser de sang.

Hendro se demanda pourquoi aucun bruit de casse ne lui parvenait, lorsqu’il réalisa qu’il n’avait toujours pas stoppé la musique : le morceau Join in the Chant de Nizter Ebb avait suivi Vitalic sur sa clef USB. Les basses rapides, sur lesquelles le groupe d’EBM anglais scandait « Muscle and Hate! », semblaient rythmer les gestes des miliciens. Il décida d’interrompre son set pendant que la tornade faisait rage. Ensuite, il reprendrait son mix à l’intention des quelques clients suffisamment téméraires pour continuer à danser – ou trop défoncés pour rentrer chez eux.

Il mit la musique en pause sur sa console. Les fausses platines continuèrent à tourner dans le vide ; il n’avait jamais su comment les éteindre. Il ferma les yeux, se laissant bercer par les bruits de verre brisé qui avaient remplacé les cris de haine de Nitzer Ebb. Il avait l’impression d’entendre un orchestre de gamelan qui s’accorde.

Hendro planait de nouveau lorsqu’un hurlement un peu plus fort que les autres le fit sursauter. Il rouvrit les yeux et fut ébloui par la lumière qui inondait à présent la boîte de nuit. L’attaque des Brigades Blanches était sur le point de déraper. Momo, l’un des videurs du XS – qu’il soupçonnait d’abuser des pilules d’ecstasy pendant ses heures de travail – n’avait pas trouvé mieux que de s’interposer, armé d’un seul couteau. Il faisait face aux trois membres cagoulés et les mettait au défi avec son cran d’arrêt qui dessinait des o dans l’air enfumé.

Le DJ entendit l’un des assaillants gueuler :

— Arrête ! Ne joue pas au héros !

Mais Momo fit un pas en avant. Il plongea et toucha l’un des assaillants à la cuisse. Un cri de douleur s’éleva dans le XS. La victoire du videur fut de courte durée. Un deuxième milicien vint à la rescousse et asséna un violent coup de batte de base-ball dans le ventre de Momo qui se plia en deux et glissa au sol. Le premier homme blessé se releva et brailla :

— Tu vas payer !

Il se rua sur le videur et lui fracassa le crâne à coups redoublés de batte, qu’il maniait comme s’il s’agissait d’une simple matraque. Par-dessus les hurlements de terreur des clubbeurs et des serveuses, Hendro crut percevoir le bruit d’un durian trop mûr s’écrasant au sol. Deux membres des Brigades Blanches ceinturèrent leur camarade et le forcèrent à sortir. Il continua néanmoins à se démener tout en beuglant :

— On reviendra et cette fois on fera tout péter !

Hendro comprit que la soirée était définitivement terminée.

Il déconnecta sa clef USB et la glissa dans sa poche. Son regard se posa sur la console où les deux fausses platines continuaient à tourner dans le vide – où était donc ce bouton « off » ? Il actionna la commande qui ramenait la nacelle à la base et descendit lentement le long de l’échelle.

Tout en prononçant des paroles qui se voulaient rassurantes, la sécurité du XS guidait les clubbeurs traumatisés vers la sortie. Slalomant entre les gens qui se pressaient en sens inverse, Hendro se rapprocha de l’endroit où Momo gisait dans une mare de sang. Ses yeux écarquillés semblaient le supplier de l’aider. Au bord du bar, collés au zinc, il lui sembla distinguer des morceaux de cervelle. Son imagination, décuplée par l’ecsta, lui jouait sans doute des tours.

— On ne peut plus rien pour lui, confirma Pak Kelvin après avoir tenté, sans succès, de trouver le pouls de son chef des videurs.

Malgré la violence de la scène, Hendro n’était pas redescendu. C’était la première fois qu’il se retrouvait dans le night-club tous feux allumés. La lumière crue qui baignait la boîte de nuit lui semblait irréelle. Comme dans un rêve.

Jasmine avait quitté le bar du fond et l’avait rejoint au milieu du drame. Sous le reflet des projecteurs ultraviolets qu’on avait oublié d’éteindre, sa robe rouge avait pris la même teinte que celle du sang coagulé. Elle pleurait et tremblait. Hendro la serra dans ses bras. Caressant le contour de son oreille, il effleura la racine de ses cheveux, là où ils étaient encore plus fins que ceux d’un bébé.

— Pourquoi ils ont tué Momo ? C’était un chic type. Tu sais qu’il a deux enfants ?

Elle était au fait de la vie personnelle de la plupart des employés.

Momo, un chic type ? se demanda Hendro. Drôle de qualificatif pour un père de famille qui se tapait des mineures… Car le chef de la sécurité était connu pour laisser entrer des jeunes filles sans papiers d’identité, en échange de quelques services.

— Qu’est-ce qu’il lui a pris de vouloir s’interposer ? dit-il finalement. S’il ne les avait pas cherchés, il serait toujours en vie.

Jasmine écarta le visage de la poitrine du DJ et le regarda d’un air choqué. Avait-il sorti une obscénité ? Elle s’agenouilla et prit la main droite du videur. Il l’entendit réciter une prière en arabe :

— Ô Allah, pardonne à Momo ses péchés et place-le au plus haut rang, parmi ceux que tu as guidés. Prends sa place auprès des membres de sa famille restés en vie. Ô maître des Mondes, pardonne-nous, ainsi qu’à Momo, tous nos péchés, et fais de sa tombe un endroit spacieux et lumineux.

Vingt minutes plus tard, les secours étaient là. Ils essayèrent d’emporter le mort sur une civière mais celle-ci ne rentrait pas dans l’ascenseur, trop exigu. Aidés par Jasmine et Hendro qui maintenaient le corps en équilibre, les infirmiers descendirent lentement les quatre étages, par l’escalier. Lorsqu’ils remontèrent après le départ de l’ambulance, le disc-jockey et son amie entendirent des éclats de voix dans la salle principale. La police était arrivée et cela se passait plutôt mal avec Pak Kelvin.

— Comment ça, il ne s’est rien passé ? Un de mes videurs est mort et vous dites que c’est un accident ?

— Un accident regrettable, répondit celui qui paraissait être le chef – court sur pattes, gras et les cheveux gominés. Une OD d’ecstasy. Sa tête a explosé, c’est terrible…

Le policier éclata de rire, imité par ses collègues. Il continua :

— Il faut qu’on soit juste avec tout le monde. Sinon les gens vont penser qu’on prend parti. Tu sais, on ferme un œil sur pas mal de choses pas très musulmanes qui se déroulent ici.

— Vous vous foutez de moi ! s’exclama Pak Kelvin en piétinant le verre cassé qui jonchait le sol. Je vais parler au maire dès demain.

— Parle-lui à ton maire, si tu veux. Je n’ai pas plus de raisons de poursuivre les auteurs de ces bastonnades que je n’en ai d’arrêter tes petits trafics illicites. Mais on peut aussi fermer ta boîte. À toi de choisir…

Hendro habitait dans Glodok, le même quartier que le XS, à moins de dix minutes de marche, et rentrait généralement à pied. Jasmine insista néanmoins pour qu’ils prennent un taxi.

— Tu as entendu les menaces qu’ils ont balancées avant de partir ? demanda-t-elle, une fois installée à l’arrière d’un véhicule de la compagnie Blue Bird. Le type qui a sorti ça ne semblait pas net du tout. Avec cette cagoule sur la tête, on ne voyait que ses yeux, mais j’ai croisé son regard. Il avait l’air… fou. Son œil droit était comme figé.

— T’es sûre ? J’étais trop loin, moi j’ai rien vu.

— Tu étais surtout trop ravagé pour y voir clair. Regarde ta tête. On dirait un zombie.

En général, Jasmine avait plutôt tendance à le complimenter sur son « physique de mannequin », ses yeux naturellement verts, sa peau claire et sensible, ses épaules larges (elle le trouverait peut-être moins beau le jour où elle verrait toutes ses scarifications aux poignets qu’il cachait sous des brassards en cuir). Hendro croisa son reflet dans le rétroviseur du taxi. Le visage livide, les yeux écarquillés, il faisait peur.

— Combien tu en as pris ce soir de ces merdes ? Et pourquoi as-tu attendu aussi longtemps pour couper la musique ?

Il ne répondit rien, s’amusant à dessiner sa signature sur l’écran de son téléphone, comme pour le déverrouiller. Avant Jasmine, toutes ses amies se droguaient. Certaines étaient même encore plus junkies que lui et l’entraînaient loin, très loin dans la défonce. Mais Jasmine détestait les drogues et lui avait demandé de tout arrêter.

Le taxi s’immobilisa devant l’entrée de son immeuble dans Jalan Mangga Besar VIII. Il rangea son téléphone dans la poche de sa veste en jean, un modèle dégriffé de la marque Pot Meets Pop. Il l’avait achetée à Bandung le week-end précédent, dans l’un des nombreux magasins d’usine. Maintenant qu’il se droguait moins, il avait plus d’argent pour se payer des fringues à la mode.

À peine rentré, il se précipita dans sa chambre pour fouiller sa commode, pendant que Jasmine prenait une douche. Il espérait bien y trouver quelques restes de kétamine pour atténuer les effets de l’ecstasy. La soirée s’était terminée trop tôt : sans calmant, il ne pourrait pas s’endormir avant midi. Il humecta son doigt avec un peu de salive et le passa soigneusement dans le fond du tiroir. Au goût, il comprit qu’il n’avait récupéré que de la crasse. Six mois plus tôt, il aurait eu des réserves pour anticiper ce genre de bad trip, mais depuis sa rencontre avec la serveuse du XS, il avait largement décroché. Il se contenta de deux cachets de Lexomil et s’allongea sur le lit.

Lorsque Jasmine le rejoignit dans la pièce, sa colère semblait avoir disparu. Elle lui souriait à présent. Elle avait même retiré ce nouveau piercing qu’il n’aimait pas trop, un anneau qui traversait le cartilage de son nez. Hendro posa les mains sur la poitrine si souple, si gracieuse de son amie. Elle lui avait dit un jour qu’elle se massait les seins dix à vingt minutes tous les matins pour éviter que la silicone ne se rigidifie avec le temps.

Avec les transsexuelles, le sexe était pur, intense, radical. Il ne pouvait plus s’en passer depuis qu’il avait connu, à 20 ans, ses premières expériences avec ceux qu’on appelle les « waria » en Indonésie. Aux yeux de Hendro, les transsexuelles étaient un troisième sexe à part entière. Ni homme, ni femme. Il aimait Jasmine telle qu’elle était, avec ce pénis qui parait son corps de femme et l’investissait d’une irrésistible sensualité. Il ne voulait surtout pas entendre parler de cette opération de réassignation sexuelle à laquelle beaucoup de trans aspiraient ; il ne voulait pas que Jasmine devienne une femme.

Ils commencèrent à faire l’amour. Sa verge était incroyablement dure, plus dure encore que la batte qui avait démoli le crâne de Momo, mais il ne parvenait pas à éjaculer : il avait perdu toute sensation sur son gland, comme si son sexe avait été plongé dans un bol de cocaïne. Après une demi-heure de pénétration sans jouissance, il se déclara vaincu. S’il s’acharnait, il risquait de se retrouver au réveil avec le prépuce recouvert de cloques. Il en avait déjà fait la douloureuse expérience par le passé.

Il s’excusa auprès de son amie qui le regardait avec des yeux pleins de reproche. Elle savait très bien quelle était l’origine de sa panne. Pour se faire pardonner, il essaya de la prendre en bouche, mais elle n’était plus d’humeur à jouir.

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