Le revolver
« Toutefois, il y a quelque chose qu’elle ne te dit pas. Elle ne te dit pas qu’elle est la maîtresse d’un gangster taïwanais. Elle ne te dit pas qu’elle est sortie ce soir pour se venger de son homme. »
Plan A
« — C’est bien du sang, patron. Elle était vierge.
J’avais la mort dans l’âme. J’étais assis, mais je sentais mes jambes flageoler. Je ne pouvais en parler à ma famille ou à quiconque au travail. »
Lettres à l’Élue de mon cœur
« Et je crois que vous allez également commettre la même erreur avec moi. Parce que je ne suis pas libre, mon cher ami. Je ne le suis plus autant que je l’étais. Plus autant que je le souhaiterais. Je suis fiancée, mon mariage a été arrangé, il est en cours de préparation. »
Né en 1977, Santel PHIN fait partie d’une nouvelle génération d’auteurs khmers. Il a aiguisé sa plume en tenant un blog avant de se lancer dans l’écriture de nouvelles, dont Le revolver, qui a été primée. Rompant avec l’esthétique traditionnelle de la prose khmère, il aime utiliser des mots courants, des phrases courtes et simples pour aborder des sujets relatifs au Cambodge contemporain.
C’est arrivé à Phnom Penh, récemment
Nouvelles de Santel Phin
Le revolver
[…]
— Je peux lire ton histoire ?
— Je ne l’ai pas écrite encore. Je ne sais pas encore quel genre d’histoire d’amour écrire…
Quel genre d’histoire d’amour peux-tu écrire ? Chaque jour, depuis trois mois, tu ne lis que des articles au sujet d’accidents et d’enquêtes policières sur des assassinats ou autres crimes. Ce pays souffre toujours de la pauvreté. Les gens doivent se consacrer à leur survie. Ils n’ont pas le temps de penser à l’amour ou à toute autre sorte d’engagement sentimental. Il n’y a que quelques adolescents et une poignée d’individus qui peuvent fermer les yeux et ignorer tous ces événements déprimants qui affligent la société.
On t’a dit que le Cambodge peut t’apporter tout ce que tu souhaites. Tu peux faire l’amour avec tous types de femmes. Tu peux inviter les filles qui travaillent dans les bars à bière ou dans les karaokés à venir « souper » avec toi, une façon codée de leur demander de coucher avec toi si tu n’oses pas être plus direct. Tu peux aussi avoir une serveuse de restaurant dans ton lit si tu as les bons contacts. Tu peux même inviter une lycéenne ou une petite vendeuse du marché dans ta chambre si tu as les bons contacts. Tu pourrais aussi voir ta nuit illuminée par une vedette de la chanson ou du cinéma si tu avais les bons contacts. Cela dépend de l’épaisseur de ton portefeuille. Ce pays est ensorcelé par l’argent.
Tu essaies d’échapper à toutes ces choses, de les éviter. Mais, malgré toi, il t’est difficile de penser à autre chose. Tu te sens complètement perdu dans cet environnement. Et quand tu te perds, seules les femmes peuvent te dire qui tu es, comment agir. Les femmes sont mères de toutes choses. Une femme peut te donner un millier de raisons de vivre, et plus particulièrement lorsque ses mains caressent tes cheveux. Une femme peut te faire sentir vivant ou t’assassiner. Tu n’attends pas d’exploit de sa part. Tu attends seulement qu’elle te séduise. C’est on ne peut plus simple : sans les femmes, tu es une nullité. Tu n’es rien. Tu ne trouves aucun sujet sur lequel écrire dans ce pays ; mais sur le corps nu des femmes, tu trouves des milliers de mystères à explorer.
En désespoir de cause, dans chaque femme à qui tu fais l’amour, tu trouves une histoire. Tu commences à fréquenter régulièrement les bars du centre-ville, en particulier le Heart of Darkness, un établissement tout petit mais agréable situé rue Pasteur.
— Voudrais-tu bien m’offrir un verre ? te demande une ravissante jeune femme, un soir.
— Pardon ? réponds-tu, surpris.
Tu n’en crois pas tes oreilles : on entend rarement une vraie Cambodgienne demander à un homme de lui payer un verre. D’ailleurs, elle ne ressemble pas aux prostituées qui fréquentent l’endroit.
— Offre-moi un verre ! répète-t-elle.
— OK.
Et tu lui commandes un whisky.
— Cette place est-elle libre ?
— Oui, et elle peut devenir la tienne si tu souhaites t’asseoir.
— Bien sûr. Aimerais-tu danser ?
— Avec toi ?
— Oui, avec moi. Aimerais-tu danser avec moi ?
Comment refuser quoi que ce soit à une jolie femme ? Comme venue de nulle part, elle est apparue devant toi tel un ange. Elle te traite à l’égal d’une personne qu’elle aurait connue toute sa vie. Tu ressens un désir brûlant de lui faire l’amour. Elle se comporte comme un animal sauvage affamé qui n’aurait pas mangé pendant des mois.
Toutefois, il y a quelque chose qu’elle ne te dit pas. Elle ne te dit pas qu’elle est la maîtresse d’un gangster taïwanais. Elle ne te dit pas qu’elle est sortie ce soir pour se venger de son homme. Parce qu’il l’a laissée seule pendant une semaine pour rendre visite à sa femme, à Taïwan. Elle est triste et doit satisfaire un besoin de toute urgence.
Tu n’imagines pas un instant qu’elle pourrait te mettre en danger. Pourtant, on dit que « les femmes sont dangereuses, que les plus belles d’entre elles sont les plus dangereuses ». Et c’est comme ça, au sein du Heart of Darkness, que tu fais aussi la connaissance de Sam. Il te laisse vivre. Si ce n’avait pas été lui, tu aurais probablement été assassiné avant de pouvoir dire un seul mot.
Il n’est jamais bon de séduire une femme qui appartient à un autre. Une femme, que ce soit ici ou ailleurs, ne peut pas être partagée. Si tu essaies, tu seras assassiné avant de pouvoir dire un seul mot.
Cela se passe le soir où le gangster revient pour voir sa maîtresse. Cette femme, elle se contrefiche de toi. Elle n’a aucune intention de te protéger. Elle retourne auprès de son maître sans rien dire. Tu n’aurais jamais cru que cette femme te quitterait sans dire un seul mot. Sam reçoit de son patron l’ordre de te faire disparaître de la surface de ce monde. Il t’emmène en un lieu éloigné de la ville. Il attend le moment opportun pour te tuer d’une balle de son revolver.
Tu te vois déjà mourir avant d’avoir pu dire quoi que ce soit. Mais on ne meurt qu’une fois. Alors, avant l’inéluctable, pourquoi ne pas résister, ne serait-ce qu’avec des mots ?
— Je ne peux pas mourir !!! cries-tu de toutes tes forces.
— Pourquoi ? Pourquoi ne peux-tu pas mourir ? Tu batifoles avec la femme d’un autre. Tu dois mourir. N’est-ce pas logique ? te demande Sam avec un sourire.
— C’est parce que je n’ai pas encore accompli ce que je souhaite réaliser.
— Que veux-tu réaliser, au juste ?
— Écrire une histoire.
— Quel genre d’histoire penses-tu pouvoir écrire au sujet de ce pays ?
— Une histoire d’amour.
— Une histoire d’amour ? De quel genre ? Penses-tu que l’amour existe dans ce pays ? Crois-tu que séduire la femme d’un autre est une histoire d’amour ? C’est ce que tu crois ?
Traduction : David Magliocco
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