Livres ayant pour thème ou cadre l'Asie du Sud-Est

Au pays, personne n’avalerait son histoire s’il racontait un jour que se faire une banque à Singapour c’était carrément un jeu d’enfant, pensait Mikko Mäkinen, hilare, alors qu’il prenait ses aises à l’arrière du taxi. Le routard de 24 ans venait juste d’atterrir à Suvarnabhumi, le principal aéroport de Bangkok, cinq heures à peine après son braquage plutôt couillu dans ce qui était considéré comme la ville la plus sûre du monde – ou presque. Malheureusement, un hold-up réussi à Singapour – ou n’importe où ailleurs, en fait –, ce n’était pas vraiment quelque chose qui lui permettrait de se faire mousser chez lui, en Finlande, et encore moins une « expérience » qu’il pourrait mettre sur son CV. Et pourtant, il n’avait utilisé aucune arme. Pas même un cutter.

Se faufilant à travers les embouteillages de début de soirée, le taxi (dont l’habitacle sentait passablement mauvais) fonçait, bien au-dessus de la limitation de vitesse, sur le viaduc autoroutier de Bang Na. Une chanteuse de pop thaïe se déchaînait dans les haut-parleurs tandis qu’ils se dirigeaient vers le Boxpackers Hostel – le Box, pour les intimes –, à Khao San Road, où Mikko prévoyait de se la couler douce pendant un petit moment. Il envoya un message à son revendeur habituel de shit, lui demandant de le retrouver à l’hôtel. Pour fêter sa fortune, il avait décidé de se retourner la tête avec la meilleure herbe de Bangkok. Il passa aussi un coup de fil à Arounî, sa copine thaïe, mais l’étudiante de 19 ans n’était pas libre ce soir-là.

Ça avait été encore plus facile de voler cette banque que d’arnaquer ses congénères routards à Bangkok. Quelques mois plus tôt, après que Mikko avait bien failli tomber dans le panneau lui-même, le patron d’un magasin de (fausses) pierres précieuses de Khao San Road l’avait enrôlé pour qu’il l’aide à dépouiller les touristes occidentaux. Il repérait facilement les pigeons potentiels devant l’entrée du célèbre Wat Phra Kaeo – toujours aussi étincelant même lorsqu’il pleuvait des cordes. Cela lui prenait parfois quelques heures (et quelques bières), mais, au bout du compte, en jouant de ses airs de beau gosse finlandais – cheveux blonds coupés court, peau lisse translucide, yeux bleus si innocents –, il finissait presque toujours par convaincre ses victimes qu’elles n’auraient plus jamais dans leur vie une occasion pareille. Car il n’y avait qu’à Bangkok, aujourd’hui même, qu’elles pourraient mettre la main comme ça sur de vrais rubis qu’elles revendraient à leur retour en Europe en multipliant leur mise par dix – au bas mot. Par la suite, son escroc de patron reversait à Mikko 20% de la somme récoltée. Et c’était comme ça qu’il avait réussi à rester à Bangkok pendant trois mois, alors même qu’il avait presque complètement liquidé toutes ses économies après seulement quelques semaines à faire la fête au pays du sourire (et avoir été à moitié dépouillé lors de la full-moon party à Ko Pha Ngan). Et pourtant, souvent, il y avait des problèmes au moment de passer à la caisse : la carte de crédit de sa victime ne fonctionnait pas ou bien il fallait que le couillon – rarement une couillonne, en fait – emprunte de l’argent à un copain qui ne pouvait s’empêcher de flairer l’embrouille et c’était une journée entière de dur labeur qui passait d’un seul coup à la trappe.

Et puis Mikko avait dû quitter la Thaïlande pour renouveler son visa de touriste. Il aurait pu, comme beaucoup, effectuer l’aller-retour classique au Cambodge voisin, mais il avait décidé de visiter l’un de ses amis d’enfance, Andreas, trois ans de plus que lui, qui travaillait pour Ikea à Singapour. Marié, un enfant, avec un salaire plus gros qu’une encyclopédie, son pote était un peu le portrait craché du fils prodige dont rêvent toutes les mères (surtout la sienne). Le matin de son deuxième jour à Singapour, vers 11 heures, alors que Mikko dégustait un café bien serré face à la baie vitrée du condominium gigantesque d’Andreas, à Chinatown dans Upper Cross Street, il s’était fait la réflexion que l’agence de la Maybank avec sa façade jaune canari sur la rue opposée n’avait aucune sécurité. Très clairement, on y entrait et l’on en sortait comme dans un moulin. Et c’est là qu’une idée géniale l’avait tiré de son hébétude matinale. Ça avait fait tilt. Le jackpot, quoi.

Deux jours plus tard, à 14 heures – soit très exactement trois heures avant son vol retour à Bangkok –, il était entré dans l’agence, habillé de façon aussi ordinaire que possible, mais avec une casquette de base-ball noire vissée sur la tête qui lui couvrait le front et masquait un peu ses yeux. Se sentant extraordinairement calme étant donné la situation, il s’était dirigé vers la plus mignonne des employées de banque – plutôt craquante avec ses lunettes à fine monture, sa peau blanche comme de la porcelaine et ses longs cheveux soyeux – et lui avait tendu un bout de papier sur lequel il avait écrit au marqueur noir :

« CECI EST UN HOLD-UP
METTEZ TOUT LE CASH DANS CE SAC.
N’APPELEZ PAS LA POLICE. JE SUIS ARMÉ. »

Avec plus de remords qu’il ne voulait bien se l’avouer, il se rappelait encore les yeux écarquillés de la jeune fille pendant qu’elle lisait sa prose. Elle était devenue toute pâlotte, la pauvre. Blanche comme un linge. Se remettrait-elle de son choc ? Peut-être pas, peut-être bien qu’elle serait obligée de changer de job. Alors qu’elle déposait les billets dans le sac en plastique bleu, Mikko avait repéré ce qui ressemblait à s’y méprendre à une tache de gras sur l’épaule gauche de sa chemise aux couleurs de Maybank et il n’avait pas été loin de lui en faire la remarque lorsqu’il s’était rappelé l’un des conseils qu’il avait lus sur Internet la veille pendant ses préparatifs : la boucler du début à la fin.

Cinq minutes plus tard, il était dehors avec le butin dans son sac-à-dos et avait fait signe au premier taxi qui passait, une Toyota Comfort de couleur jaune. Durant tout le trajet en direction de l’aéroport, il s’était montré le plus relax possible. Il avait même laissé un pourboire de 2 dollars au chauffeur, un homme d’origine indienne d’une soixantaine d’années qui n’arrêtait pas de lui sourire dans le rétroviseur et lui avait posé toutes les questions d’usage. Rentrait-il chez lui ? Comment avait-il trouvé Singapour ? Fantastique, merci beaucoup !

Il n’avait aucune idée du montant qu’il avait récolté jusqu’à ce que, enfermé à double tour dans un cabinet de toilettes à l’aéroport Changi de Singapour, il compte les billets un par un. 50 000 dollars singapouriens en coupures de 100 ! Pour un premier essai, c’était un coup de maître. Il s’était quand même fait une petite frayeur lorsqu’au scanner à rayon X l’agent de sécurité s’était mis à fouiller son sac à dos avec des mains gantées, palpant ses affaires lentement, comme un adolescent qui pelote sa copine pour la première fois. Heureusement, tout le cash était bien planqué au fond du sac, dans un sachet plastique scellé, et l’agent l’avait laissé partir, avec un sourire même.

Quand la radio se mit à diffuser le tube local Do Re Mi, le chauffeur de taxi fit vrombir son moteur, faisant remuer encore plus frénétiquement le porte-bonheur bouddhiste qui trônait sur le tableau de bord et paraissait danser au rythme de la musique. Mikko lui-même fredonnait, prenant un certain plaisir dans cette course à tombeau ouvert, même si, par moments, il se cramponnait instinctivement à la poignée de porte. Il se disait parmi les taxis de Bangkok qu’en cas d’accident, ce n’était jamais la faute du chauffeur. Le seul coupable, c’était toujours le mauvais karma du passager et puisqu’on ne pouvait rien faire contre le destin – qui plus est celui d’un Farang –, le mieux était de déposer le malheureux passager aussi vite que possible à destination. Dans tous les cas, rien à craindre pour lui puisque, il en était maintenant convaincu, il avait le cul carrément bordé de nouilles.

Il avait prévu de prendre du bon temps à Bangkok pendant encore quelques semaines, puis d’aller à Vang Vieng descendre des rapides en chambre à air, fumer du shit à Katmandou ou encore gober des keus à Goa. Peut-être demanderait-il à Arounî si elle pouvait venir avec lui ? Avec un peu de chance, elle pourrait prendre des vacances ou bien mettre ses études entre parenthèses. Comme lui.

Justement, Mikko sentit son téléphone qui vibrait dans la poche de son jean. Depuis qu’il avait appris à sa mère comment se servir de WhatsApp, toutes les semaines, elle appelait sans faute son fils cadet en vacances (prolongées) en Asie. Le chauffeur baissa la musique tout en maintenant son allure suicidaire.
— Est-ce que tu as bien mangé aujourd’hui ? demanda sa mère dès qu’il décrocha.
— Oui, maman.
— Je n’en crois pas un mot. Tu as l’air si maigre sur tes dernières photos sur Facebook. Combien de fois devrai-je te répéter, mon trésor, que ce pays n’est pas pour toi ? Il faut que tu reviennes ici.
— Et je t’ai déjà répondu… que j’ai encore envie de voyager.
— Et quand est-ce que tu vas enfin te mettre à chercher du travail ? A quoi ça sert de faire des études aussi chères si tu n’en fais rien ?

Toujours la même rengaine à chaque coup de fil. Ses parents ignoraient qu’il avait raté ses examens. Ils avaient même sablé le champagne pour fêter son « diplôme » de l’Ecole des Hautes Etudes Economiques de Hanken avant son départ. Par chance, il avait réussi à intercepter la lettre de l’école annonçant son redoublement à ses parents.
— Ton père et moi, on a parlé hier. Ton père pense qu’il peut te trouver du travail chez la Viking Line, à Helsinki. Au moins pour quelques mois.
Mikko sentit son pouls qui s’accélérait.
— Ma, tu m’as déjà dit ça la semaine dernière. Et ça ne m’intéresse pas du tout, ce job.
— Promets-moi que tu seras de retour pour Noël, dit sa mère après un long silence.
Noël, dans trois mois, était la pire époque de l’année en Finlande. Pile-poil au milieu de l’hiver arctique. Une heure de soleil par jour et encore, lorsqu’il ne neigeait pas. Mais il promit quand même, pour couper court aux récriminations sans fin de sa mère.
— Quelle heure il est là-bas ? demanda-t-elle.
— 7 heures du soir.
— Il est temps que tu ailles dîner alors.

Voler une banque à Singapour, se dit Mikko après avoir raccroché, c’était une vraie balade de santé à côté de la torture mentale à laquelle ses parents le soumettaient dès qu’ils l’avaient au téléphone. Avenir professionnel, carrière, travail, tout ça c’était des gros mots pour lui. Il n’avait aucune envie de retourner à sa vie en Finlande. Une vie pleine de stress, à coup de réveils stridents et d’examens qui prennent la tête. Une vie de merde, quoi. Il préférait de loin passer son temps sur la route, sans se soucier de rien, à fumer du shit de bonne qualité, pas cher et à volonté. La fumette à se faire exploser la tête. La belle vie. Pour ça, il suffisait qu’il trouve assez d’argent pour financer ses voyages et son herbe.

Le taxi vira à gauche, quittant l’avenue Chakrabongse pour remonter Khao San Road, l’enclave notoire des routards à Bangkok, coincée entre le majestueux fleuve Chao Praya et le mastoc monument de la Démocratie. Quelques minutes plus tard, le taxi s’immobilisa devant le Boxpackers Hostel. Pendant que Mikko cherchait son porte-monnaie, le chauffeur descendit de la voiture et quand le jeune finlandais sortit de son côté avec quatre billets de 100 bahts à la main, il vit le chauffeur qui maintenait à bout de bras son sac à dos Eagle Creek – un cadeau de sa mère avant qu’il ne parte pour ce qui ne devait être qu’un voyage de trois mois.

Et c’est là qu’il les ressentit de nouveau, pour la deuxième fois, ce pincement du cœur, cette contraction de la gorge, cette soudaine accélération du rythme cardiaque. À Changi, c’était la peur d’être fait comme un rat qui le faisait baliser. Mais là, maintenant, qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez lui ? Ivre d’angoisse, il se dépêcha de régler le chauffeur et entra dans le Box.

***

— Regarde, lui dit Arounî en anglais avec son accent nasal, il y a eu un hold-up à Singapour, hier.

Elle avait allumé la télé après qu’ils avaient fini de faire l’amour. Mikko leva les yeux de la table de chevet où il était en train de préparer son mix de tabac et de résine de shit. Il frissonna de plaisir lorsqu’il entendit la présentatrice de Channel NewsAsia – toute mimi dans son tailleur cintré, mais un peu pète-sec quand même – expliquer que les autorités n’étaient pas encore parvenues à déterminer si l’auteur du premier hold-up réussi à Singapour depuis dix ans avait déjà quitté le pays.

Arounî augmenta le volume et la télé émit un craquement sonore. C’était l’une de ces vieilles télés cathodiques dont Mikko n’aurait jamais imaginé qu’elles existent encore. Le Box était un vrai trou à rat avec d’effrayantes colonies de cafards, des murs aussi fins que ses feuilles de papier à rouler Rizla et des bataillons entiers de puces de lit. Mais bon, un hôtel à 250 bahts la nuit qui ne vérifie même pas les passeports, il ne fallait pas s’attendre à un palace non plus…

Grâce à son braquage singapourien, il avait devant lui deux bonnes années de voyage et de teuf à condition de bien faire gaffe à la dépense. Le dortoir à dix lits était encore moins cher et presque plus propre. Sauf qu’il n’avait pas pu fermer l’œil la nuit dernière, même après s’être mis la tête à l’envers comme jamais, parce qu’il n’arrêtait pas de penser à tous ces étrangers autour de lui qui risquaient de lui voler sa tune. Alors, ce matin, il avait déménagé pour une chambre simple – en solo.

— Fallait oser quand même ! dit Arounî alors que la présentatrice passait au sujet suivant (la plus grosse vente collective d’un condominium depuis le début de l’année ou quelque chose comme ça). Ça s’est passé pendant que tu étais là-bas, non ?
— Oui, t’as raison, j’crois bien.

Pour payer ses études de psychologie, Arounî travaillait à mi-temps juste à côté, dans un 7-Eleven où ils avaient fait connaissance. Lorsqu’elle terminait son taff, vers 20 heures, elle passait souvent le voir au Box. Et ce soir, en arrivant, elle avait été ravie de constater qu’il ne dormait plus dans un dortoir. L’adolescente aux yeux de chat arborait une fossette à chaque joue et, trait inhabituel pour une thaïe, des lèvres charnues qui semblaient faire comme un ourlet sur son appareil dentaire. Une fille vraiment canon, à la fois fine et sexy, mais ce qui plaisait le plus à Mikko, c’était son look grunge : ses cheveux violets qui lui descendaient jusqu’aux épaules, son piercing dans le nez, cette façon qu’elle avait de porter un bomber au-dessus de ses chemisiers proprets d’étudiante. Lorsqu’il l’avait vue pour la première fois, Mikko s’était dit qu’Arounî ne devait pas rechigner à fumer des joints de temps à autre. Mais il s’était bien planté, car, jusqu’à présent, malgré son insistance, elle avait toujours refusé de tirer la moindre latte sur l’un des nombreux cônes qu’il s’allumait dès qu’il en avait l’occasion.

— Est-ce qu’on pourrait sortir pour manger quelque chose ? demanda Arounî. J’ai dû sauter le déjeuner parce que j’avais un exam à réviser.

Mikko la regarda comme si elle avait sorti une énormité. Comment aurait-il pu quitter sa piaule en y laissant 50 000 dollars en liquide ? Depuis qu’il avait déménagé ce matin, il n’avait même pas été aux toilettes à l’étage, préférant pisser dans le lavabo un peu ébréché qu’il avait la chance d’avoir dans cette chambre.
— Moi, j’vais pas trop sortir ce soir, tu sais, répondit-il finalement. Je me sens un peu… un peu faiblard. Mais tu peux peut-être attraper quelque chose plus tard quand tu rentres chez toi, non ?
— Ce soir, dit Arounî avec un sourire désarmant, je peux dormir avec toi.
— Ah non, tu peux pas rester ici ! s’exclama-t-il, sentant la panique le gagner.
Il ne s’était pas préparé à cette éventualité. D’habitude, elle repartait toujours avant 22 heures.
La mine de sa copine s’assombrit.
— Et pourquoi pas, maintenant que tu as ta chambre à toi ?
— J’ai… j’ai seulement payé pour une personne. Ils vont pas être d’accord à la réception.
— Je peux leur parler, moi.
— Arounî, s’il te plaît…
C’était plus fort que lui. Il savait qu’avec elle dans la chambre, ce serait bis repetita. Il serait trop angoissé à cause de son cash et passerait une nouvelle nuit blanche.
Elle le fusilla du regard.
— Ah oui, donc maintenant que tu en as fini avec moi, tu veux que je rentre, c’est ça ? Moi, je ne suis pas ce genre de fille, O.K. ? Trouve-toi une autre si c’est ça que tu veux.

Il essaya de la calmer, mais c’était peine perdue. Elle partit de la chambre en trombe, sans même l’embrasser. Même le sourire avait disparu et il se dit que c’était la première fois qu’il la voyait sans son sourire. Après son départ, Mikko lui envoya plusieurs messages sur WeChat pour tenter de s’excuser, mais ils restèrent tous sans réponse.

***

Mikko passa quand même une mauvaise nuit, se levant presque toutes les heures pour recompter fébrilement son argent. Le matin, il partit à la douche avec son sac à dos sur les épaules et tout le butin à l’intérieur. Pour déjeuner et pour dîner, il mangea sans les réchauffer les conserves du 7-Eleven voisin (celui où travaillait Arounî) que lui ramena un employé de l’hôtel en échange d’un pourboire. Il avait beau fumer du shit en continu, il n’arrivait pas à se détendre – ce qui ne l’empêchait pas d’être de plus en plus perché, mais la sensation était vraiment désagréable. Il ne se souvenait pas d’avoir jamais été aussi à cran, même quand il avait raté ses examens, l’année dernière.

Le lendemain, il comprit que s’il ne voulait pas devenir fou, il devait absolument prendre les choses en main pour se sortir de cette torture. Il décida que le mieux à faire était sans doute de planquer son argent dans une banque. Après tout, les banques doivent bien servir à quelque chose, non ? Même s’il leur arrive parfois de se faire braquer… Et puis, qui sait si on n’allait pas lui proposer, en prime, de lui payer des intérêts ?

Son trophée sur le dos, il visita la banque la plus proche, une agence de la Krungsri, avec une façade qui était encore plus jaune que celle de la Maybank à Singapour. Il se dit que pour ne pas éveiller les soupçons, il allait déposer 5 000 dollars singapouriens et puis qu’il irait voir une autre banque et ainsi de suite. Mais comment aurait-il pu imaginer qu’ouvrir un compte en banque à Bangkok, c’était mille fois plus compliqué que d’en dévaliser une à Singapour ? L’une après l’autre, les agences qu’il visita – Siam Commercial Bank, Krung Thai Bank, TMB Bank, Bangkok Bank… ce n’était pas le choix qui manquait en Thaïlande – demandèrent à voir un papier d’identité local qui prouverait qu’il exerçait bien un « emploi rémunéré » à Bangkok comme il le prétendait.

Rentrant épuisé, écœuré, de cette désastreuse expédition, il décida de rappeler Arounî qui finit par décrocher cette fois. Elle écouta en silence son flot d’excuses avant de promettre qu’elle passerait le voir au Box à la fin de son travail.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle aussitôt, alors qu’elle pénétrait dans la chambre quelques heures plus tard. Tu en fais une tête !
Mikko savait qu’elle avait raison. Des cernes de veuve éplorée s’étaient creusées sous ses yeux et, avec son teint cireux, il commençait à ressembler de plus en plus à un zombie. Il en profita pour allumer son sixième ou septième joint de la journée.
— Il faut que j’ouvre un compte en banque ici, expliqua-t-il à Arounî. Comme ça, ma mère pourra m’envoyer de l’argent. Mais toutes les agences que j’ai visitées aujourd’hui exigent une carte d’identité locale juste pour ouvrir un putain de compte et je n’en ai pas, bien sûr !
Arpentant les 10 m2 de sa microchambre, il marchait sur le dessus de lit aux taches suspectes qu’il avait jeté sous l’unité d’air conditionné à moitié en ruine pour essayer, en vain, d’assourdir le son irritant des gouttes d’eau qui s’écrasaient par intermittence sur le linoleum.
— Et c’est pour ça que tu as l’air aussi… stressé depuis que tu es rentré de Singapour ? demanda Arounî.
— Hmmm.
— Mais c’est pas difficile, pourtant !
Le rire cristallin d’Arounî emplit la pièce.
— Il y a un endroit à Bangkok où tu peux acheter des faux papiers d’identité. Tous les lycéens le connaissent. C’est comme ça qu’on arrive à rentrer dans les boîtes de nuit avant d’avoir la majorité.
— Et c’est où ton truc ?
— C’est dans Soi Nana, à Sukhumvit. On peut y aller en métro si tu veux.
Elle plaisantait ou quoi ? Soi Nana était bourré de ladyboys, sans compter les pickpockets les plus doués de Bangkok qui traînaient dans le coin, prêts à dépouiller le premier Farang venu. Jamais il ne mettrait les pieds là-bas avec 50 000 dollars dans son sac.
— J’ peux pas quitter ma chambre, dit finalement Mikko.
— Et pourquoi, tirak ? demanda Arounî, en venant se blottir contre lui.
Tirak, ça voulait dire « chéri » en thaï, d’après ce qu’elle lui avait dit.
— Il faut… il faut que j’appelle ma mère. Elle veut me parler de façon urgente.
Puis, voyant qu’Arounî le regardait d’un air bizarre, il rajouta :
— Et en plus, je me sens carrément barbouillé en ce moment.
— Okay… Je peux y aller moi-même, si tu préfères. Est-ce que tu as une photo d’identité au moins ?
— N… non.
— Tant pis. Dans ce cas, donne-moi ton passeport et 5 000 bahts, et dans une heure, je suis de retour avec ton sésame !
— Mon passeport ? Pour quoi faire ?
— Ben oui, pour la photo, tirak. Le type va en faire une copie numérique. Sauf si tu as un permis de conduire ?

Non, il n’avait pas son permis. Encore un examen qu’il avait raté. Pouvait-il faire vraiment confiance à Arounî ? Les passeports se revendaient facilement au marché noir, parfois pour plusieurs milliers de dollars, surtout les passeports européens. Décidément, la fumette le rendait de plus en plus parano. Pensait-il réellement qu’Arounî allait soudain se transformer en voleuse ? De toute façon, en ce moment précis, il n’y avait qu’une seule chose qui comptait : retirer à tout prix ce poids qui lui écrasait la poitrine depuis qu’il était rentré de Singapour. Et seule Arounî semblait avoir une solution pour y arriver. Il ouvrit la poche supérieure de son sac à dos et lui remit son passeport.

***

Il était déjà 18 heures et aucun de signe de vie d’Arounî. Elle avait pourtant juré qu’elle allait s’en sortir les doigts dans le nez. Il commençait vraiment à se dire que dans toute cette affaire, la seule chose facile, ça avait été de braquer une banque.

Il essaya de l’appeler plusieurs fois, appuyant sur les touches de son téléphone avec une exaspération croissante. Mais à chaque fois, ça sonnait dans le vide et il avait l’impression d’entendre les bips d’un ECG avant que ça se finisse en un long plat complètement flippant. Qu’est-ce qu’elle foutait, bordel ! Est-ce qu’elle s’était barrée avec son passeport ? Il la connaissait seulement depuis quelques semaines. C’était la première fois qu’il arrivait à brancher une Thaïe qui ne travaillait pas dans un bar, mais, justement, il s’était toujours dit qu’elle était presque trop bien pour lui. Si ça se trouve, il s’était fait avoir et Arounî était une arnaqueuse de haute volée.

Il se roula un autre joint et tira tout de suite une longue latte. Tout en expirant l’épaisse fumée le plus lentement possible dans sa chambre non-fumeur, il jeta un coup d’œil par la fenêtre. Des vendeurs ambulants avaient déjà installé leur barbecue sur le trottoir de Khao San Road et c’était comme si, de là où il était, il pouvait sentir les délicieuses odeurs de gras qui devaient parfumer toute la rue. Quand son ventre vide émit des grognements de mécontentement, il imagina un instant se précipiter en bas des escaliers et attraper une de ses brochettes favorites. Mais non, quand on a 50 000 dollars en liquide dans sa chambre, on ne peut pas en sortir à l’improviste. Quelle vie !

Il consulta une nouvelle fois sa montre. 18 h 15. Avec le soleil qui se commençait à se coucher, le miroir fissuré de part en part qui était suspendu au-dessus du lit prenait des allures de panneau ensanglanté. Tout d’un coup, la sonnerie de son téléphone retentit et il s’en saisit avec fébrilité. « Fais a… » Le message d’Arounî était tronqué comme si elle n’avait pas eu le temps de le terminer. Plus de batterie ou quoi ? Il essaya de nouveau de l’appeler, mais cette fois, il atterrit directement sur un répondeur automatique, une voix sans vie qui devait lui annoncer en thaï que sa correspondante était injoignable. Le téléphone d’Arounî était éteint. Merde !

Il balança le mégot de son joint en direction du lavabo – qui puait de plus en plus l’urine –, les cendres incandescentes dessinant un arc rouge dans la pénombre de la chambre. Qu’est-ce qu’elle avait bien pu vouloir lui écrire avant que son téléphone ne se mette en grève ? Fais attention ? Mais à quoi ?

Mikko plongea les mains dans son sac à dos et en extirpa la poche en plastique bleue qui contenait son trésor. Eparpillant le contenu sur le lit, il recompta encore et encore 475 billets de 100 dollars singapouriens. Il avait seulement dépensé 2 000 dollars pour un iMac d’un bleu éclatant, à l’aéroport Changi de Singapour, avant de s’envoler pour Bangkok. Respirant à pleins poumons l’odeur enivrante des billets neufs, il se détendit un peu et se mit à penser à tous ces jours de voyage à l’abri du souci qu’il avait devant lui.

Il venait juste de remettre tous les billets dans le sac plastique, lorsqu’il entendit quelqu’un toquer à sa porte et s’immobilisa. Le coup avait été frappé avec trop d’assurance pour que ce soit Arounî.
— Qui est-ce ? demanda-t-il d’une voix mal assurée.
— Police, ouvrez !
La peur le paralysa. Les flics étaient remontés jusqu’à lui, ici, en Thaïlande. Mais comment ?
Les coups sur la porte se faisaient de plus en plus insistants. Mikko fourra rapidement le sachet plastique dans son sac à dos qu’il cacha tant bien que mal sous le lit, puis ouvrit la porte aussi calmement que possible.

Deux flics aux allures de caïd lui faisaient face. L’un d’eux, chauve, agitait dans sa main ce qui ressemblait à un passeport aux couleurs finlandaises.
— On a arrêté quelqu’un qui essayait d’acheter une fausse carte d’identité et on a trouvé ça sur elle. C’est à vous ? demanda-t-il.
Mikko comprit soudain qu’Arounî devait avoir été prise sur le fait. Elle avait sans doute essayé de le prévenir en cachette, mais la police lui avait arraché son téléphone avant qu’elle ne puisse terminer son message.
Sans attendre la réponse de Mikko, les policiers le poussèrent sur le côté et entrèrent dans la chambre, tout en reniflant bruyamment.
— Vous fumez de la drogue, ici ? dit le policier chauve qui avait l’air d’être le chef.

Il saisit le pain de cannabis qui trônait bien en évidence sur la table de chevet et hurla quelque chose à son collègue qui se mit aussitôt à fouiller la chambre.
Un instant, Mikko se dit qu’il pouvait encore dévaler l’escalier et prendre la fuite, mais où irait-il après ça ? Alors, il resta immobile, les mains dans le dos.
Il ne fallut pas longtemps pour que les flics tombent sur son sac à dos, mais Mikko se sentit étrangement calme pendant qu’ils en vidaient le contenu sur le lit.
— Pourquoi est-ce que t’as autant de dollars de Singapour ? demanda le chef alors que le flic plus jeune continuait de retirer toutes les liasses de son sac à dos une par une.
Mikko se taisait, songeur. Finalement, ce n’était pas si facile que ça de voler une banque à Singapour. Ou peut-être que c’était lui le problème, en fait, et que même la vie de château, c’était trop stressant pour lui.
Le chef se mit à éplucher son passeport. Après un bref échange en thaï avec l’autre policier, il sortit son téléphone et fit des recherches sur Internet pendant un moment.
— Ah ! dit-il avec un air de triomphe. Tu étais à Singapour quand il y a eu ce hold-up, n’est-ce pas ?
Ou bien c’était la vie en général qui était stressante, quoi qu’on fasse, et il faudrait bien qu’il s’y habitue. Bizarrement, pour la première fois depuis quelques jours, il sentit le nœud dans son estomac se relâcher.

Quelques minutes plus tard, quand il grimpa, menotté, à l’arrière de la fourgonnette de police garée devant le Box, il vit Arounî, déjà assise à l’intérieur, encadrée par deux policiers en uniforme. Elle lui lança un sourire plein d’excuses.

En s’asseyant, il réalisa que le poids sur sa poitrine s’était complètement envolé. T’en fais pas, il eut envie de dire à Arounî, de toute façon, la grande vie, c’était pas pour moi. Mais il se contenta d’un long clin d’œil.

Olivier Castaignède
Avril 2019
La nouvelle a d’abord été publiée en anglais sous le titre The High Life en mars 2019 par The Crab Orchard Review.

Olivier Castaignède est l’auteur de Radikal paru aux éditions Gope

© illustration : edgar880, 2009

TEMPS DE LECTURE : 7 minutes.


— J’avais pensé que les choses auraient pris une autre tournure, dit l’homme à la veste en tweed accoudé au bar.
— Qu’est-ce qui aurait pris une autre tournure ? demanda l’homme au costume gris foncé qui était assis à côté de lui.
— La vie, bien sûr, répondit le plus grand des deux, celui à la veste en tweed.
— Tu veux dire que tu aurais pu être comptable ou un truc dans ce genre ? dit le plus petit des deux hommes, celui au costume froissé, levant deux doigts pour demander à la barmaid de leur servir deux autres whiskies. Avec la maison mitoyenne dans le Surrey, une grosse bonne femme et deux gosses ?
— Vu d’ici, ça n’a pas l’air si mal, en fin de compte.
— Concentre-toi sur la mission et lorsque nous serons rentrés au pays, je t’achèterai un chihuahua.
— Va te faire foutre !
— C’est difficile de rester sérieux avec toi.
— J’ai horreur de devoir attendre tout le temps, lui répondit l’homme à la veste en tweed.
— Et si tu te faisais remarquer, au risque de compromettre la mission, en allant tripoter l’une de ces jeunes femmes ? C’est ça que tu fais d’habitude.
— Peux-tu m’expliquer comment ça marche ?
— De quoi parles-tu ?
— Eh bien, nous ne pouvons pas demander de reçu parce que nous ne sommes jamais venus ici, alors comment on se fait rembourser toutes nos consommations de bar ?
— C’est ça qui t’inquiète ?
— Ouais, je hais ces foutus comptables.
— Au moins, nous sommes d’accord sur ce point-là, dit l’homme au costume froissé.

Les deux hommes, mal rasés après un vol long-courrier, portaient les vêtements de la veille. Le plus grand des deux, celui à la veste en tweed, balaya le bar du regard. Il remarqua les lumières tamisées, les banquettes en velours élimé et les jeunes femmes qui faisaient leur travail en bikini et talons hauts. Il ne porta aucun jugement, car il n’était pas intéressé par ce que les gens faisaient pour gagner leur vie ; lui gagnait bien la sienne en obéissant aux ordres, quels qu’ils soient.

— Nous ne faisons pas du tourisme, n’est-ce pas ? déclara-t-il comme il pivotait pour se remettre face au miroir placé derrière le comptoir.
— Que veux-tu dire ?
— Eh bien, nous devrons filer directement à l’aéroport dès que la mission sera accomplie, n’est-ce pas ? dit le plus grand des deux entre ses dents, regardant le reflet du plus petit dans le miroir.
— Ça serait une putain de bonne idée. A moins que tu veuilles passer le restant de tes jours au Bangkok Hilton.
— C’est bien ce que je me disais.
— Reste concentré sur la mission. Je ne veux pas que le fiasco de Vienne se reproduise, lui dit l’homme au costume froissé.
— Je n’ai pas pu m’en empêcher. T’as vu les nichons qu’elle avait, cette poupée russe ? De toute façon, je n’ai été absent que 15 minutes.
— Ça va à l’encontre de nos ordres.
— Nos puritains de chefs sont contre les gros nichons ?
— La plupart préfèrent les jeunes garçons, d’après ce que j’ai entendu dire.
— Ça ne m’étonne pas.
— Nous avons une mission et maintenant j’ai besoin que tu te concentres, lui dit l’homme au costume froissé.
— Il n’a pourtant pas l’air d’être une menace pour la sécurité de l’État, dit entre ses dents le plus grand des deux, celui à la veste en tweed, en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Ne le regarde pas, espèce d’idiot, murmura le plus petit des deux d’un ton cassant.

A la dernière table, tout au fond du bar, à côté de la petite pancarte indiquant les toilettes, un Occidental, petit homme replet à la calvitie naissante, portant des lunettes et un costume-cravate mal ajusté, n’était pas du tout conscient de la menace représentée par les deux clients qui venaient d’arriver. L’homme en question, qui avait l’allure d’un comptable, était installé sur un sofa en velours rouge élimé et était entouré, à sa grande joie, de jolies jeunes femmes. Trois d’entre elles avaient enlevé le haut de leur bikini tandis qu’une autre avait également enlevé le bas. Espiègle, elle était assise sur les genoux de l’homme, ne portant rien d’autre que des talons aiguille et dardant des yeux la salle de bar, défiant quiconque de porter un jugement. Le plus petit des deux nouveaux clients avait remarqué que ses seins étaient très petits : il les préférait beaucoup plus gros, comme ceux qu’il avait vus à Vienne. La seule fille de cette partie du bar qui portait les deux pièces de son bikini faisait des allers et retours entre le comptoir et la table de l’homme à qui elle apportait des plateaux en plastique chargés de boissons ainsi que la note correspondante qu’elle fourrait dans une tasse en plastique. L’homme replet aux lunettes à l’air inoffensif, assis sur le sofa en velours rouge élimé, était aux anges.

— Non mais, sérieusement, regarde-le. Il croit que lever une pute à Bangkok c’est comme gagner au loto. Comment un tel idiot pourrait-il bien menacer le Gouvernement ?
— C’est ça le monde d’aujourd’hui. Internet a tout changé. Aujourd’hui, tout un chacun est une menace pour le Gouvernement, lui dit le plus petit des deux hommes, celui au costume froissé.
— Eliminer les lanceurs d’alerte, ça semble relever de la psychopathie. Comment se fait-il que nous n’ayons plus d’espions ou de bandits à assassiner ?
— Il n’y en a plus. Maintenant, il n’y a plus que des fortiches en informatique comme notre Roméo assis au fond du bar.

Le plus grand des deux hommes, celui à la veste en tweed, rejeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

— Ce couillon, j’espère qu’il a droit à une branlette sous la table, parce qu’il ne va pas avoir l’occasion de lui enlever sa petite culotte à celle-là et de la baiser.
— Elle ne porte pas de petite culotte, répondit le plus petit des deux, celui au costume froissé, d’un ton cassant.
— Tu as raison, dit le plus grand des deux, celui à la veste en tweed, jetant de nouveau un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Mais putain, arrête de le regarder !
— Tu es sûr que nous ne pouvons pas le laisser s’amuser et le tuer demain ?
— Nous avons un billet pour le prochain vol de nuit à destination de Londres. Tu veux vraiment appeler le bureau et leur expliquer pourquoi nous ne le prendrons pas ?
— Donc, on le fait maintenant.
— Oui, on le fait maintenant, dit l’homme au costume froissé.
— Il a l’air si inoffensif, dit l’homme à la veste de tweed.
— Il n’aurait pas dû lire les emails du Ministre, n’est-ce pas ?
— Cet argument pourrait être contredit. Si le Ministre n’était pas un putain d’escroc, il n’aurait pas besoin de nous expédier à l’autre bout du monde pour tuer l’illustre inconnu qui a lu ses emails.
— Ce n’est pas à nous de questionner le pourquoi, lui dit l’homme au costume froissé.
— Oui, mais c’est la suite, le marche ou crève, qui m’ennuie.
— C’est ça qui nous permet d’avoir un salaire.
— Un salaire ? Je gagne autant qu’un instituteur, tu parles d’un salaire ! Je suis un putain de James Bond et j’ai des loyers et des échéances de crédit auto en retard, et en plus ils me font voler en classe économique.
— Ce n’est pas le moment de te plaindre de ton salaire. Si tu veux, quand tu seras de retour au pays, tu pourras te syndiquer. Mais pour l’instant, concentre-toi sur la mission, lui dit l’homme au costume froissé.
— J’ai passé des années à infiltrer les syndicats sous de faux noms et à espionner mes propres compatriotes pour nos seigneurs et maîtres, murmura le plus grand des deux en sirotant son whisky.
— Nous avons tous fait ça avant que le Mur ne tombe.
— Ah ouais, et c’est comme pour notre retraite. Si nous nous faisons choper, ils nous renieront. Putain, voilà ce qu’ils feront. Ils nous laisseront finir nos jours dans une prison thaïlandaise.
— Non, dit l’homme au costume froissé.
— Comment ça, « non » ?
— La peine de mort. C’est ce que nous encourons ici.
— Putain, c’est encore mieux. T’as vraiment le chic pour me remonter le moral, lui dit l’homme à la veste en tweed.
— Pure perte de temps.
— Quoi ?
— Essayer de te remonter le moral. T’es un casse-couilles de première.
— Les assassins heureux que j’ai connus. Ça pourrait être le titre de tes mémoires. Comment tu as tenté de rendre joyeux tes collègues tandis qu’ils se foutaient dans une merde noire et baignaient dans le sang pour gagner leur vie.
— Eh bien, sois heureux alors. Au moins, il n’y aura pas d’effusion de sang cette fois.
— Ça vaudrait mieux si nous devons filer dare-dare à l’aéroport. T’as déjà essayé de t’enregistrer sur un vol en étant couvert de sang et de viscères ? En fait, non, ça ne te poserait pas de problème, tu te contenterais de leur faire ton grand sourire niais et je suis sûr que ça résoudrait tout.
— Peux-tu continuer à jouer au con pendant 5 minutes encore ? C’est tout le temps que ça devrait prendre, dit l’homme au costume froissé.
— Bien sûr. Finissons-en. Si je ne peux pas tripoter les filles, alors nous serons tout aussi bien à la maison, dit l’homme à la veste en tweed.

Le plus grand des deux hommes posa quelques billets sur le comptoir pour régler leur addition. Le plus petit des deux se mit à chanter une chanson paillarde de rugbymen et le plus grand des deux passa un bras par-dessus les épaules de l’autre, puis les deux titubèrent dans la mauvaise direction. Lorsqu’ils arrivèrent au fond du bar, près des toilettes, ils télescopèrent le groupe de jeunes femmes aux seins nus qui entouraient le type replet aux lunettes, et continuèrent d’avancer jusqu’à percuter la table où l’homme en question était installé. L’homme replet aux lunettes recula autant que lui permettait le sofa en velours élimé, tandis que le plus petit se penchait sur lui, refoulant le whisky et le réprimandant parce qu’il s’était accaparé toutes les entraîneuses.

— Où est la porte ! Il n’y a pas de putain de porte. Comment on fait pour sortir de ce trou à rat ? demanda le plus grand des deux hommes, celui à la veste en tweed.
Pugnace, l’une des filles aux seins nus, qui mesurait bien 30 cm de moins que le plus grand des deux hommes, lui barra le passage et le menaça du doigt :
— Ici, pas sortie ! Toi saoul. La porte est l’autre côté. Ce côté, seulement toilettes.
Le plus grand des deux hommes, celui à la veste en tweed, se pencha sur elle et empoigna l’un de ses seins en demandant :
— Tu veux bien venir me la tenir ? J’ai peur d’aller aux toilettes tout seul.
— Toi, trop saoul. Maintenant, tu pars ! lui hurla au visage la fille.
Elle avait ramassé une bouteille de bière sur la table et la tenait dans son dos, prête à le frapper avec.
Le plus petit des deux hommes, celui au costume froissé, passa son bras autour des épaules du plus grand et lui dit :
— On peut pas rester ici, surtout si les putes attendent de toi que tu débrouilles tout seul avec ta bite. On va au bar d’à côté ! Allez, viens, au bar d’à côté que je te dis ! En route chez Macduff !

Les deux hommes semblèrent se soutenir l’un l’autre tandis qu’ils retraversaient la salle de bar en sens inverse, puis sortirent en titubant dans la rue éclairée par les enseignes lumineuses. Une fois dehors, ils se reprirent.
— C’est fait ? demanda le plus petit des deux hommes, celui au costume froissé.
— C’est fait, dit le plus grand des deux, celui à la veste en tweed, ouvrant une paume pour exhiber un petit flacon en plastique qui avait été pressé au point d’en être presque aplati.

Ils allèrent tous deux s’installer à une table, à l’extérieur du bar situé pile en face. L’homme à la veste en tweed alluma une cigarette.

— Dès qu’ils le sortent, nous prenons un taxi pour l’aéroport, dit le plus petit des deux hommes, celui au costume froissé.
— Ça ne devrait pas être long, j’en ai versé assez dans sa boisson pour qu’un éléphant ait une crise cardiaque.

Peu après, la porte du bar d’en face s’ouvrit et la fille nue sortit en criant comme si elle était poursuivie par un revenant. Les deux femmes plus âgées, qui ont pour rôle d’attirer les clients, la traînèrent à l’intérieur. Puis, les filles en bikini sortirent et commencèrent à héler les chauffeurs de taxi qui stationnaient au bout de la rue, pour qu’ils viennent les aider. Les deux hommes assis à l’extérieur, au bar juste en face, ne comprirent pas un mot que ce qui fut dit, mais ils savaient qu’il devait être question d’emmener un client le plus vite possible à l’hôpital le plus proche.

— Bon, dit le plus petit des deux hommes, celui au costume froissé, en regardant le ciel. Il faut que nous partions, on dirait qu’il va pleuvoir.

Harlan Wolff
Traduit de l’anglais par David Magliocco
Avril 2019

Harlan Wolff est l’auteur de La cité de l’Ange noir paru aux éditions Gope

© illustration : florianelachi, 2014

TEMPS DE LECTURE : 2 minutes.


On en aura aperçu inscrits le long d’un bras, dépassant d’une chemise ouverte ou remontant le haut d’une nuque. D’abord vus par inadvertance, puis observés avec curiosité et enfin recherchés par obsession, ils se seront révélés omniprésents et bien singuliers ces tatouages d’un autre genre.
Envolée cette collection trop banale d’aigles noirs ou de papillons idylliques, abandonnées les images sinistres et effacées à jamais de ces cœurs affublés de prénoms et de roses ; on retrouve dans cette panoplie locale d’autres images, textes et symboles dans un style sak yant propre à toute l’Asie du Sud-Est.

Lors d’événements sportifs, installé dans les gradins d’un ring surchauffé, debout à compter les points, on en aura vite oublié le jeu pour se focaliser sur des athlètes qui, eux plus que d’autres, nous auront terrifiés en dévoilant sans complexes un corps tatoué de nombreux emblèmes, histoire d’être invulnérables et d’éloigner les mauvais esprits.
Leurs opposants, à la façon d’un ancien roi ou d’un guerrier khmer, seront jusqu’aux orteils recouverts d’illustrations et d’effigies plus puissantes encore.
On n’aura eu d’yeux que pour ces hiéroglyphes inconnus et mystérieux ; essayer de les déchiffrer, de reconnaître vainement des caractères et, si la pause le permet, prendre une photo pour figer un portrait de tigre posant sa griffe sur un biceps.

Mais, en scrutant à peine plus, ce seront les entraîneurs, managers, parieurs et, sans distinction, toute personne de la foule qui, discrètement ou ouvertement, affichera son tatouage. On aura croisé, ici ou là, d’autres petites gens, bien pieuses, qui se seront fait dessiner sur les épaules et le dos, parmi tant de symboles religieux, des yantra, deva hindous ou figurines chamanistes, d’humbles représentations de Bouddha dans différentes postures pour gagner une vie meilleure ou un peu plus éclairée.

Indifféremment, homme ou femme aura droit sans complexes à ses tatouages fétiches et ce, depuis bien longtemps, car si la mode aujourd’hui conduit à retrouver ce style au-delà des frontières de la Thaïlande, on en parlait déjà dans les carnets historiques, datant de plus de deux mille ans, de voyageurs chinois débarquant au Siam.

À en voir partout, on se croit alors submergé par ces dessins, car ces mêmes symboles yantra bienfaiteurs viendront enluminer de nombreux lieux de culte, les habitations privées, sans oublier les moyens de transport pour protéger chaque hôte du moment.

En cas de besoin, adhésion ou complète conversion à cette pratique, il faudra souffrir de nombreuses petites piqûres appliquées à l’aide d’un bambou bien affûté ou d’une lance métallique, administrées par un bonze ou un chaman composant redoutablement entre les symboles et les indispensables incantations.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, février 2017

Texte extrait de Sous le ventre de l’éléphant blanc qui peut être acheté ici

© illustration : adaptorplug, 2007

TEMPS DE LECTURE : 3 minutes.


Juste après la fermeture des bureaux, au niveau des esplanades, aires de parking ou terrasses, de nombreux et bruyants attroupements nous auront intrigués. Rien de menaçant, bien au contraire : comme un peuple se retrouve en mouvement, en couleur et en musique. Mais quelle raison le conduit à s’adonner ainsi à des séances sans fin d’aérobic en plein air ?

On aura par hasard entendu s’exalter un ex-Premier ministre sur les bienfaits de ces manifestations sportives et spectaculaires pour tenter de battre des records de participation à des rassemblements de gymnastique grand public. Inciter les citadins à bouger, danser et suer en rythme : belle initiative reprise dans toutes les villes de province où des profs, souvent bénévoles, orchestrent des chorégraphies connues des habitués et confuses pour les débutants.

À chacun sa façon de pratiquer ; on admirera ceux qui se dandinent avec fluidité et aisance face à d’autres plutôt raides et endoloris, sans obligation de s’exténuer jusqu’à la fin du cours. Pour l’occasion, concourir avec détachement, s’agiter en cadence, oublier la chaleur écrasante et transpirer sainement ; à défaut, choisir l’alternative de venir le matin pour savourer une ambiance plus intime et tout aussi énergique.

Cette mode bien occidentale a pour concurrence des récréations plus romantiques comme la danse de salon qui commence à sévir sur des parvis, pour des couples hésitants face à des instructeurs exigeants. Que l’on se rassure, les sports nationaux ne sont nullement menacés : la boxe thaïe reste l’apanage des cogneurs et des tatoués, sans oublier les parieurs et la foule des grands jours.

Et pour l’étonnant sport collectif du takraw, on continuera de s’enthousiasmer devant les acrobaties de deux équipes se renvoyant de quelques passes et coups de pied spectaculaires une balle en rotin tressé. D’ailleurs, ce sont d’autres rencontres, dans des cours ou terrains vagues cette fois, qui incitent ces amateurs à faire des voltiges impressionnantes, semblables parfois à des enchaînements de boxe thaïe, tout ça pour se passer cette balle ou viser le camp adverse sans laisser cette dernière toucher le sol, un bras ou une main.
On expérimentera quelques tapes amicales sans prétention, de façon très basique ; de toute manière, si l’on veut sauter sans élan pour lever un pied à plus de deux mètres de haut, frapper avec rage puis retomber en pirouette arrière, il faut beaucoup de légèreté et de précision et l’on ne peut rivaliser avec ces experts qui rapportent points et trophées lors de nombreuses compétitions.

Pour se divertir de façon beaucoup plus modérée, choisir alors un autre type d’échange et pratiquer, sans complexes, la pétanque. Le soir venu, défier innocemment des adeptes thaïlandais pour tomber face à de véritables professionnels aux multiples titres internationaux !

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, février 2017

Texte extrait de Sous le ventre de l’éléphant blanc qui peut être acheté ici

© illustration : International Takraw Academy

TEMPS DE LECTURE : 2 minutes.


Il y a eu cet instant où, dans un immonde taxi, pris de nausée, on ne savait où donner de la tête ; quant à celui où d’insidieux insectes sont venus en plein soleil se régaler sur notre peau, il y eut comme une angoisse à surmonter de fortes démangeaisons puis à les surpasser. Chercher au plus près et au plus vite de quoi se parer pour éviter que ces moments existentiels ne viennent troubler cette paisible torpeur. Mais où trouver là, sur-le-champ, son remontant ou antalgique conservé avec précaution un peu trop loin du délit ? D’ailleurs, si l’on ajoute d’autres petits maux comme le coup de chaleur ou la microentorse, c’est une lourde pharmacie qu’il faudrait devoir porter, réveillant, de ce fait, un lumbago oublié. À observer autour de soi, on se dit qu’il doit bien exister quelques médications de tradition thaïlandaise ou d’origine plus lointaine, quelques mixtions que l’on nous aurait cachées et qui viendraient apaiser ces petites souffrances quotidiennes.

S’aventurer dans les officines ésotériques pour solliciter un pharmacien, mais à peine expliqué son mal par le langage des signes que le voilà parti pour mixer une préparation repoussante ; on la lui achète par obligation et empressement, quant à l’utiliser effectivement, on y réfléchit encore.
Dans les boutiques de parapharmacie internationale, on trouvera bien des produits de marques connues mais pas vraiment miraculeux, si bien que l’on achètera, par dépit, une ou deux boîtes en verre de ce produit d’appel, placées à même le devant de la caisse, au nom intrigant de Baume du Tigre.

On imagine déjà des chasseurs partis dans de dangereux safaris et de savants alambics pour extraire on ne sait quel filtre thérapeutique, mais, au fond, ce ne sont que quelques plantes sciemment dosées. Quant au vigoureux tigre rugissant sur l’emballage, que l’on se rassure, car il n’est que le symbole de cette marque centenaire ; on pourra tout aussi bien essayer le Baume du Singe, allégorie de longévité du produit concurrent.

Même fermé, une odeur de menthol se diffuse allégrement hors du bocal ; alléché, on ouvrira rapidement la petite boîte pour découvrir un baume blanc ou orange. À humer de plus près, le parfum frais d’huile de menthe ou de cajeput persiste, stimulant l’esprit au-delà des malaises du moment ; à faire pénétrer le concentré sur les blessures du corps, les extraits de clous de girofle ou de camphre enflamment sans violence ces dernières pour une félicité retrouvée. Savant équilibre entre les éléments chauds et les éléments froids ; une fois adepte, ce simple baume devient le réconfort ultime dont on ne saurait se priver.

On découvrira que ce produit est issu de la pharmacopée chinoise millénaire, qu’il est vendu presque partout, largement reconnu sans danger et qu’à bien y regarder, chaque Thaïlandais cache précieusement une fiole ou capsule métallique pour inhaler quelques arômes ou étaler quelques grammes de pommade sur le corps, s’enivrant à bon escient d’une douce médecine.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, février 2017

Texte extrait de Sous le ventre de l’éléphant blanc qui peut être acheté ici

© illustration : Tiger Balm®

TEMPS DE LECTURE : 3 minutes.


Le rendez-vous était pourtant clair : au niveau du vendeur de porcelaine, à droite de la grande horloge ; nous nous étions même confirmé l’adresse sur un plan et étions convenus d’une heure précise.

Ah ! La tour de l’horloge ! Sorte de petit Big Ben dans ce dédale commercial, édifice certes pas très haut mais facile à repérer en suivant les allées qui y mènent, à condition de les prendre dans le bon sens, d’entrer par le portail nord juste après la sortie du métro, de ne traverser aucun bâtiment ni hall et, surtout, ne pas s’attarder devant des centaines d’échoppes proposant souvenirs, artisanat, habits, amulettes, antiquités, céramiques sans oublier plantes, gastronomie locale et animaux de compagnie. Quant aux meubles et décorations antiques prêts à être expédiés, il y en a un trop vaste choix avec des dizaines de chalands prolongeant la négociation au-delà même du périmètre de ce marché du weekend dit de « Chatuchak ».

Tant pis pour ce rendez-vous qui se révèle quasiment impossible. Ce sera donc par petits groupes ou individuellement que l’exploration de cet immense marché débutera, à la recherche de l’objet rare, du cadeau idéal et de la bonne affaire du jour.

Attiré par des stands décorés, par ces artisans modelant avec dextérité le bois, la nacre, le métal pour réaliser des bijoux fantaisie ou de luxe, sans compter toutes ces petites mains taillant des étoffes pour de belles parures, on se précipite de marchand en marchand, rencontrant des créateurs passionnés, des revendeurs de pacotille ou des commerçants d’un jour avec qui on ne pourra négocier que des produits vendus à la douzaine, même si deux ou trois exemplaires auraient suffi.

Derrière la planque du distributeur de glace à l’eau, on tombera sur les allées d’articles d’occasion, surplus militaires et autres fringues exotiques, bradés par des détaillants n’hésitant pas à s’afficher en punk ou en cow-boy. On leur sourira volontiers, hésitant à prendre une nouvelle photo insolite de cette galerie de portraits et de décors pittoresques.
Chiner à tout va, examiner chaque rayon, penser à combler équitablement chacun de ses amis d’un souvenir arraché de ce grenier et, pris par le rythme des achats devenus nettement compulsifs, y négliger la problématique du portage et du transport.

Un dernier passage pour retrouver le sculpteur de meubles en teck, négocier un objet déco, se désaltérer dans un café le temps de se convaincre d’avoir fait le bon choix, on repart un peu excité et, cela va de soi, dans la mauvaise direction.

Alors, continuer dans cette ruelle dont les stands commencent à baisser leurs rideaux, repérer quelque agitation au loin et déboucher in extremis devant la tour de l’horloge pour s’affaler sur des marches.
Tout aussi épuisé et chargé d’autant de sacs et de cartons, on entend causer tout à côté ceux ou celles qu’on avait crus définitivement perdus depuis le rendez-vous manqué du matin et qui, on ne sait comment, ont atterri sur la même place centrale du marché de Chatuchak, après avoir craqué pour les mêmes babioles qu’il faudra s’échanger poliment sans rechigner.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, février 2017

Texte extrait de Sous le ventre de l’éléphant blanc qui peut être acheté ici

© illustration : Mark Fischer, 2011

TEMPS DE LECTURE : 2 minutes.


Dans les ruelles du marché ou parmi les marchands ambulants, on aura déjà repéré le vendeur de café boran et celui de pathongko frais, déjà goûté des saveurs et emmagasiné assez d’énergie pour agrémenter une longue matinée. Mais quid d’un en-cas, d’un petit creux qui deviendra vite gouffre ou d’une envie instinctive de se régaler de quelques douceurs supplémentaires ?

Il y aura toujours le choix entre quartiers de fruits délicats comme ananas, papaye, goyave vendus tels quels sortis du présentoir et proposés avec un sachet mélangeant grains de sucre, sel et piment. On pourra aussi s’offrir des milk-shakes, jus pressés ou smoothies à partir d’autres agrumes colorés, mais, surtout, ne pas trop succomber aux marchands de beignets et en particulier ceux de petites bananes locales. Se prévenir de humer des arômes caramélisés, éviter d’apercevoir ces signaux de fumée sortant des friteuses bouillonnantes, se détourner à l’approche d’enfants piochant dans leur sachet un succulent beignet et si nécessaire changer de trottoir.
Mais comment y résister ? Fruit tropical aux diverses variétés dont de nombreuses ne se retrouvent qu’ici et dont le goût s’intensifie miraculeusement à la cuisson ; tentation extrême de ce fruit moelleux trempé dans une chapelure ni épaisse ni grasse.

Petite et mince, chaque tranche de banane mise en petits beignets donnera ce format si facile que l’on pourrait avaler d’une seule bouchée, mais que l’on préférera manger morceau par morceau : faire d’abord craquer cette panure, puis laisser fondre le fruit dans le palais. Choix entre douceur et craquant, à chaque beignet un équilibre différent et la surprise de n’avoir que de rares fois seulement de la pâte ou au contraire un fruit moelleux qui déborde du beignet.

Si l’on voulait ne pas se faire surprendre à grignoter, chercher alors à jouer les innocents avec l’alibi du sachet opaque, ancien papier journal recyclé cachant notre précieuse gourmandise. Mais ces douces friandises dégustées goulûment nous rendront si radieux que, de toute façon, nous serons trahis par notre extase gastronomique inspirant un sourire et des yeux pétillants.
Au contraire, afficher son épicurisme, son goût des petits plaisirs éternels, manger à pleines dents en contemplant chaque beignet sorti du sachet d’abondance ; ce dernier, le tenir bien haut et visible pour faire des envieux et l’inspecter minutieusement pour ne rien gaspiller et se rassasier jusqu’aux dernières miettes.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, février 2017

Texte extrait de Sous le ventre de l’éléphant blanc qui peut être acheté ici

© illustration : wongnai

TEMPS DE LECTURE : 2 minutes.


À croire que l’on aurait pu apprécier un réveil tardif, une matinée consacrée au sommeil, un repos bien mérité… c’était sans compter sur un devoir culturel, quasi obligatoire et enraciné dans la tradition bouddhiste de tout un pays et perpétué de façon ancestrale. Ce devoir religieux de tak bat consiste à préparer soigneusement et quotidiennement des offrandes de nourriture accompagnées d’une sélection de produits de première nécessité, pour les offrir aux bonzes faisant l’aumône dans les rues et ruelles adjacentes à leur temple.

Ces victuailles, il faudra les avoir achetées lors d’une visite au marché de nuit ou à celui du matin, ouvert bien avant le lever du soleil. Si ce stock peut se préparer la veille pour éviter un réveil aux aurores, il ne faudrait pas, pour cause de traînerie, manquer le passage minuté du petit groupe progressant le long d’un itinéraire long et parfois pénible. Une solution de facilité est de s’installer directement dans un temple pour guetter le départ ou le retour des bonzes, faute d’avoir réussi à rencontrer ces pèlerins.

Généralement, c’est par groupes de trois ou quatre personnes (un bonze senior, quelques novices et un aide) que, dès les premières lueurs, ils quittent leur résidence. D’un pas sûr à l’allure modérée, habillés sobrement d’un kesa ocre, de sandales faute d’être pieds nus comme autrefois, de leur besace en bandoulière et d’un panier plus large porté par le plus jeune, ils avancent à la rencontre fortuite de donateurs réguliers. Sans attente particulière, ces braves religieux comptent silencieusement sur le réconfort de cette population et de toute l’attention du genre humain.

Donner de façon juste et équitable. Partager ces biens entre les représentants des différents temples, qu’ils soient luxueux ou modestes, car il ne sera pas rare d’apercevoir au détour d’une rue, un peu par hasard, d’autres bonzes cheminant plus encore. Ce geste de partage, sacrifice parfois, transforme la journée : choix méticuleux d’offrandes, effort d’un réveil matinal, appréhension d’un monde qui s’éveille et être là, observateur privilégié, ressentir cette progressive effervescence d’un matin encore calme avec la satisfaction d’avoir bien agi.

Quel que soit l’usage final de ces dons, il y aura toujours parmi les fidèles du temple, des démunis qui sauront apprécier sans gaspiller toute cette générosité et cette simplicité, reflets de toute la société thaïlandaise.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, février 2017

Texte extrait de Sous le ventre de l’éléphant blanc qui peut être acheté ici

© illustration : boonzak

TEMPS DE LECTURE : 3 minutes.


On s’était juré de ne jamais zigzaguer dans les embouteillages de Bangkok et puis il a fallu s’y contraindre, faire comme les riverains habitués, comme pris de court, voire de panique, à l’idée d’être en retard. On lui aura fait signe à cette moto-taxi, au premier conducteur venu, en espérant qu’il soit le plus prudent du groupe s’éternisant à l’entrée de la ruelle. De toute manière, ce service de transport est disséminé à chaque carrefour et descente de bus.

Trop faciles à repérer, avec leur gilet rouge, rose ou bleu floqué du nom de leur quartier d’origine ; en petit comité, à l’affût de n’importe quel quidam, ces motards sont occupés à compter les aller-retour et cocher sur un tableau noir leur ordre de passage.

C’est une vraie organisation, avec ses codes et tarifs, une petite marge de négociation pour obtenir un rabais, mais à quel prix ? Vu le risque encouru, la course doit être rentable en temps, carburant. De la petite motocyclette 50 cm3 à celle, lourde, de compétition, on aimerait avoir le choix, mais il faut se contenter de la première disponible, d’un motard à la carrure trop fluette pour conduire un engin visiblement trop lourd pour lui et de sa négligence à ne mettre qu’une vulgaire casquette, au mieux un casque de chantier. Bien tenter d’attraper un couvre-chef, mais celui proposé est pire, fin comme du papier, sans sangle et encore mouillé de la dernière pluie ; pas d’autre choix que d’accepter.

Ne serait-on pas trop exigeant à réclamer cette protection en voyant dans les rues tant de deux-roues sans casque, et tant de familles chevauchant une unique moto surchargée avec un pot d’échappement raclant le bitume ?

Alors, vu que l’heure avance, que les bouchons bloquent, que la chaleur irradie, la discussion tourne court pour grimper sur l’engin, s’accrochant comme on peut sur la poignée, la coque et le phare arrière mal fixé. Quant au casque, trop petit, il tiendra tout seul, bien enfoncé sur la tête. Le demi-tour immédiat sur la voie en sens inverse donne le ton. On avait cru que s’arrêter au feu rouge était obligatoire, de même que rouler à contresens interdit ou se faufiler entre les bus impossible, mais il le fallait pour éviter d’être pris en sandwich, traverser les bouchons et capitaliser le temps de parcours.

Regretter amèrement ce choix, fermer les yeux pour que la fumée des pick-up ne vienne pas trop piquer, éviter d’être déséquilibré en regardant sa montre, rester serein quels que soient les véhicules déboîtant sans prévenir devant notre malheureux motard.

Heureusement que l’on ne s’est pas laissé piéger par des touk-touks, car ces derniers, trop larges, stagnent sur une file à l’arrêt, avec à leur bord des touristes qui semblent, eux, plutôt amusés.

Dernières heures ou, plutôt, dernières minutes qui se terminent par l’escalade de marches sur un trottoir défoncé et par des à-coups à tasser encore plus une colonne vertébrale. À la coupure nette du moteur, c’est indubitablement fini ; s’extirper de l’engin tout en regardant autour de soi, prudent et rassuré finalement, plus de peur que de mal. Quoique : le chauffeur semble cacher sur ses bras des cicatrices, conséquences de chutes bien réelles, peut-être pas de moto, il est vrai. De toute manière, la prochaine fois, choisir obligatoirement une énorme moto et un motard tout tatoué pour frimer tel un caïd au milieu de la ville des anges.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, février 2017

Texte extrait de Sous le ventre de l’éléphant blanc qui peut être acheté ici

© illustration : Thai Bliss Travel

TEMPS DE LECTURE : 2 minutes.


Comme un rendez-vous obligé, un immanquable de tout passage par Bangkok, lors de l’incontournable visite du majestueux Wat Pho, ne pas ignorer l’école de massage de ce temple.

Une fois passé les filtres de vendeurs et de rabatteurs déclarant à tort, afin de détourner les pèlerins vers une zone plus mercantile, que le site est fermé, on pénètre dans ce royaume par la grande porte. Pagodes, stupas, statues de marbre, fabuleux décorum pour s’extasier d’une religion qui n’en est pas une. Bouddha couché, ribambelle de bols antiques, salle de prière, parfum d’encens et chants pour vous accompagner dans les ruelles ; on y croise des bonzes de tout âge, de toute confrérie, avec leur robe sans artifice, des nonnes et des novices en séminaire. Dans ce recueillement, les visiteurs trop pieux ou trop pressés manqueront à jamais l’expérience : bien établi et de bonne réputation, un bâtiment au creux de cette enceinte abrite des salles de massage traditionnel.

À leur démarche légère, suite à une douleur débarrassée, on reconnaît les patients quittant ces salons, certains embaument même d’herbes médicinales. Ticket au prix modique, petite file d’attente, regard incrédule au travers de portes vitrées sur des individus allongés et crispés ou sur des manipulateurs extirpant un bras, tirant une jambe, s’affalant sur un cobaye et pétrissant lourdement un dos bien raide. À l’appel, plus question d’hésiter ou de faire mine d’avoir trop mal, se changer et enfiler un pantalon trop court, se laisser tomber sur un large matelas, puis recevoir dans les règles de cet échange le salut et la courte prière du masseur. D’abord souple et ample, puis bien appuyé sur des points douloureux ou plus largement sur toute une surface, le masseur sans complexe y va de tout son poids.

Tout y passe, des doigts de pied que l’on croyait endoloris aux oreilles mises en sourdine, et cette façon fantaisiste de tirer les cheveux. Les muscles se délient, les tendons craquent sans lâcher, cette douleur ne dure que le passage de ces mains, pieds ou coudes du masseur devenu marteau-piqueur et rouleau compresseur. Il alterne d’un mouvement à l’autre, s’amusant de nos belles grimaces qui se transforment in fine en sourires et ravissement, car ce sont désormais des oreillers en soie et des bouquets de plumes qui glissent sur le corps.

Au moment de se relever, plein d’allégresse, on admire ce corps redevenu svelte. Le masseur lui aussi est ravi, il offre au patient un dernier tour de main faisant claquer ses doigts en éventail sur les épaules ou le crâne ; cela sonne comme la fin d’une épreuve ; le mal est bel et bien passé pour laisser place à un bien-être retrouvé.

Revenir plus souvent, absolument, et en profiter pour s’inscrire dès le lendemain à des cours accélérés. À défaut, si dans ce voyage initiatique il est prévu une escale dans le Nord du pays, entrer dans une école de Chiang Mai pour se donner aux mains encore plus affûtées et plus sensibles de masseurs ou masseuses qui auront l’art et la douceur des personnes malvoyantes.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, février 2017

Texte extrait de Sous le ventre de l’éléphant blanc qui peut être acheté ici

© illustration : HeyItsWilliam, 2012

Maison d’édition indépendante ayant pour vocation de faire découvrir la Thaïlande, Hong Kong, la Malaisie, l'Indonésie, le Cambodge... par le livre

Paiements sécurisés avec
 ou 
© GOPE ÉDITIONS 2024
Réalisation
Christophe Porlier