« Si le vieillard avait été encore vivant, il aurait pu étendre la main et lui caresser la tête pour la consoler. Lui dire de ne pas pleurer, pauvre Catlina. Qu’il n’y avait rien à regretter. Que même sous un toit ravagé par le feu, l’homme errant savait remercier ce toit de l’abri qu’il lui avait fourni. Prendre soin d’un vieillard malade comme lui n’était pas tâche facile et si quelqu’un devait se sentir coupable, c’était lui, Yuri, qui s’était comporté comme un gamin mal élevé et égoïste. »
Vers la fin des années soixante-dix, une jeune Thaïlandaise a fait à Paris la connaissance de Yuri et de Catlin. Lui avait fui l’Ukraine soviétique, elle la Hongrie communiste et ils vivaient alors en Australie. Très vite, entre la jeune fille et le vieux couple se sont développés des liens très étroits.
Huit brefs récits, centrés sur les derniers jours de Yuri et de Catlin, relatent ce que fut cette amitié, ce que la jeune femme a vécu ou connu des épreuves qu’ils ont traversées et la leçon de vie qu’ils lui ont transmise. Une leçon façonnée par les événements tragiques qui ont déchiré l’Europe du XXe siècle et qui résonne de façon prégnante dans le monde d’aujourd’hui.
Sukanya Hantrakul est née en 1953. Auteure de nouvelles ainsi que de livres à caractère non fictionnel, elle est également journaliste et critique littéraire engagée. Elle est aussi très impliquée dans la défense des droits des femmes.
La question de Catlin
Nouvelles de Sukanya Hantrakul
Dix jours après la Saint-Valentin, a éclaté dans les oblasts entourant Kiev l’offensive qualifiée d’opération militaire spéciale par les Russes et de guerre en Ukraine par la presse du camp occidental. Dès avant la fin de l’année, c’est devenu le conflit armé le plus important qui ait frappé l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.
Je n’ai jamais connu qu’une seule personne originaire d’Ukraine, et cela par le plus grand des hasards. Il s’agit de Yuri, qui avait fui Kiev, sa ville natale, à l’époque où le pays faisait encore partie de l’URSS. Je me demande ce qu’il aurait pensé de tout cela s’il avait vécu jusqu’à aujourd’hui. Car s’entretuer pour je ne sais quelles raisons à grand renfort d’armes et de soldats, c’était justement cela qu’il avait fui en compagnie de Catlin, une veuve hongroise d’une quarantaine d’années, pour se construire avec elle une vie nouvelle dans une contrée aussi éloignée que possible de l’Europe – aux confins du monde, comme il disait… Pour lui, deux guerres mondiales, les Juifs d’Europe massacrés par millions, la liberté des gens ordinaires muselée par un pouvoir étatique centralisé, que ce soit en Russie, en Hongrie ou dans presque tous les autres pays de l’Europe de l’Est, décidément, c’était vraiment trop… Et quand il en parlait, il secouait lourdement la tête, fermant parfois les yeux comme s’il ne pouvait plus en supporter la vue, notamment chaque fois qu’il évoquait « les Juifs d’Europe massacrés par millions ».
Fuir « aux confins du monde », pour l’un comme pour l’autre, cela avait consisté à quitter l’Europe et l’hémisphère nord pour se réfugier dans l’hémisphère sud dans un pays totalement inconnu de Yuri, où il n’avait ni parents ni amis. « Au-delà de l’Australie, il n’y a plus guère que le pôle Sud », avait-il plaisanté comme pour se moquer de lui-même, la fois où je lui avais demandé pourquoi il avait trouvé refuge si loin de tout, au point de ne pouvoir revenir « chez lui » qu’au prix d’un vol interminable.
* * *
Yuri est décédé au milieu du mois de mars 1985. C’est Catlin qui m’a annoncé la nouvelle dans une longue lettre tapée à la machine qu’elle m’a fait parvenir à Bangkok. Et quelques années plus tard, le 21 avril 2001, tout juste après les fêtes du Nouvel An thaï, j’ai reçu une lettre portant dans le coin gauche de l’enveloppe le nom du cabinet juridique Gilbert & Associés suivi de son adresse à Sydney : 14-15 Bronte Road, Bondi Junction.
Mon cœur s’est alors mis à battre très fort. C’est sûr, un tel pli ne pouvait contenir qu’une notification officielle. Quatre ou cinq mois auparavant, j’avais en effet rencontré un conseiller juridique de ce nom au chevet de Catlin, à l’hôpital Royal North Shore, où j’avais été appelée en urgence par télégramme. Un télégramme qui m’avait obligée à prendre une semaine de congé et à m’envoler en hâte de Don Mueang à peine quatre jours après sa réception. Un télégramme de Catlin, qui me demandait de venir la voir – le plus tôt serait le mieux – et qui annonçait l’envoi d’un billet d’avion.
Sur l’enveloppe, il n’y avait rien qu’un timbre d’enregistrement – pas de tampon « Express » ou « Urgent ». À l’intérieur, une feuille de papier blanc de format A4, pliée en trois, semblait comme figée. Une fois la feuille dépliée, on lisait de nouveau en en-tête le nom du cabinet de conseil juridique, puis ces lignes : « En tant qu’exécuteur testamentaire, j’ai l’honneur de porter à votre connaissance que le destinataire de la présente est l’un des héritiers désignés dans le testament de Madame Catlin Granoff établi le 26 décembre 2000. »
La suite du texte s’était alors mise à flotter devant mes yeux comme un nuage dans un ciel serein. Impossible de dire si la nuée blanche était figée ou si elle se déplaçait. Impossible de savoir ce que je ressentais exactement ou ce que je pensais. J’ai poursuivi ma lecture tant bien que mal, comprenant de façon lacunaire le contenu du message : je devais fournir dans un certain délai un document officiel de l’administration thaïlandaise confirmant mon identité pour toucher la part d’héritage qui me revenait, mais je ne comprenais ni de quel document il s’agissait, ni auprès de quelle administration je devais me le procurer. Ni en quoi consistait cette part d’héritage. Les larmes me montèrent aux yeux, me forçant à poser la lettre, m’avouant vaincue et renonçant à déchiffrer la suite du message porté par les lettres alignées sur le papier.
Catlin n’avait aucun lien familial avec moi.
Toutes deux nous étions rencontrées et liées d’amitié alors que j’étudiais à Paris à la fin des années soixante-dix. Je cherchais alors à mettre de l’argent de côté car je voulais profiter des vacances universitaires pour aller voir le mur de Berlin tant depuis le côté ouest que depuis le côté est. Aussi j’avais accepté un job d’aide ménagère dans l’appartement que Yuri possédait en commun avec sa nièce, fille unique de sa sœur aînée. L’appartement était situé à Boulogne-Billancourt au sud-ouest de Paris. Yuri et Catlin, très âgés, y revenaient chaque printemps. Un rituel annuel qu’ils baptisaient « rentrer chez nous ».
Catlin ne manquait jamais une occasion de préciser : « J’ai fui le système communiste. Pas la Hongrie. » Et c’était pareil pour Yuri, qui ajoutait parfois : « J’ai fui la guerre et la violence. Pas la Russie.
L’Ukraine est mon pays natal et le restera toujours. Ce sont les paysages de l’Europe tout entière qui me manquent. »
« C’est comme toi, ma petite, m’avait-il dit une fois. Où que tu ailles, ta patrie sera toujours le Siam… pardon, la Thaïlande. »
Comme beaucoup de gens de sa génération, Yuri était en effet plus familier avec le terme de Siam qu’avec celui de Thaïlande. Toutefois, quand avec leurs amis ils devaient expliquer d’où je venais, lui et Catlin parlaient plus volontiers de « Bangkok », que du « Siam » ou de la « Thaïlande ».
Une fois arrivée à Sydney, j’avais dû faire prolonger mon congé de sept jours à dix jours. Le médecin avait en effet autorisé Catlin à aller passer une semaine chez elle dans le quartier de Rose Bay et elle tenait à donner une petite réception à quatre ou cinq de ses amies proches. « Tu les as déjà rencontrées. Rappelle-toi… le groupe avec lequel nous sommes allées dans les Montagnes bleues. » Catlin voulait les réunir encore une fois avant que le médecin lui interdise de rentrer vivre seule chez elle. « On fera quelque chose de très simple. Un thé l’après-midi. Je ferai livrer des pâtisseries. On aura juste à sortir le service à thé, faire le thé et acheter des fleurs au coin de la rue. Et je te demanderai seulement de me donner un petit coup de main pour mettre la maison en ordre. Je suis sûre que ça te plaira. Et surtout… cela ne sera pas une réunion d’adieu. Ce sera pour fêter ta visite et le fait que le médecin m’a autorisée à passer une semaine chez moi. »
Catlin souligna les mots « fêter ta visite » d’un geste de la main, écarquillant légèrement les yeux, tandis qu’un sourire palpitait sur ses lèvres maquillées de rose orangé, sa couleur préférée.
Dans une telle situation, quel cœur insensible aurait pu se dérober aux demandes si délicatement impérieuses de Catlin ? L’année de ses quatre-vingt-sept ans, elle m’avait envoyé une lettre avec une photo de son permis de conduire. Elle me disait qu’elle venait de passer le test de prorogation d’un an et se montrait très heureuse de pouvoir conduire encore et ainsi de ne pas devoir faire appel à quelqu’un d’autre pour se déplacer. Comme son mari, elle était d’une sensibilité particulière. L’un comme l’autre n’ont jamais voulu dépendre de personne, même à un âge avancé, sauf en cas d’absolue nécessité. Et quand ils avaient quelque chose à vous dire ou à vous demander, cela s’accompagnait toujours d’une sorte de préambule – relation d’un événement ou évocation d’un sentiment – qui le justifiait. J’adorais les écouter alors. Ce qu’ils disaient était d’une richesse extraordinaire. Cela était plein de sagesse et exprimait l’expérience de toute une vie. Et quelle vie que celle de Catlin, cette femme qui avait dû s’y reprendre à deux fois avant de parvenir à franchir la frontière austro-hongroise et qui avait été durement punie quand elle avait été capturée lors de sa première tentative. Catlin et Yuri possédaient un humour et un art de renverser la perception des choses qui leur était propre. Ainsi, quand Catlin disait « ça ne sera pas une réunion d’adieu », elle évoquait en fait une vérité inéluctable connue d’elle comme de moi et de ses amies tout en la suspendant provisoirement. C’est là vraiment du très grand art que de savoir dans la vie se confronter ainsi à une vérité cruelle tout en en retournant d’un coup d’un seul la perception, comme on le ferait d’une pièce de monnaie.
Ainsi, malgré la différence d’âge et de couleur de peau, il nous suffisait d’un sourire pour nous comprendre, Catlin et moi, et écarter tout sentiment de malaise – un sourire contagieux qui gagnait jusqu’aux lèvres des autres personnes présentes, y compris l’infirmière qui toute la journée se tenait assise, immobile, quasi invisible, dans un coin de la chambre. En fait, c’est Catlin et le docteur Watson, le médecin de famille qui la suivait depuis longtemps qui, conscients de la gravité de son état, avaient organisé tout cela, avant que le télégramme ne me soit envoyé.
« Oui. Je comprends. Nous décorerons les plats de pâtisserie avec les ombrelles miniatures de Chiang Mai que j’ai apportées – en faisant en sorte que cela soit bien assorti avec les serviettes en papier. Je t’ai aussi apporté des foi thong et des sommanat à la noix de coco, ces friandises de chez moi que tu aimes tant. On ouvrira les boîtes ce jour-là, avec tes amies. »
La réponse m’a échappé sans réfléchir, naturellement, comme une réplique d’un dialogue longuement répété. Aussitôt Catlin a étendu la main vers moi et m’a tapoté la joue en murmurant juste ces quelques mots : « Tu es si gentille… Tu es si gentille… Kislány… » Kislány – prononcé kichlaniè – est un terme affectueux qui signifie littéralement « petite fille » en hongrois. Aussi, il n’est pas étonnant qu’il se soit achevé sur un grand sourire qui illumina le visage de celle qui l’avait murmuré, comme celui du docteur Watson qui en profita pour prendre congé.
C’est alors que le conseiller juridique est arrivé et que Catlin m’a présentée à lui.
Cela s’est fait sans grandes formalités. Catlin lui a simplement expliqué que j’étais… « une jeune femme de Bangkok… » qu’elle connaissait depuis longtemps déjà. Que j’étais venue lui rendre visite et qu’elle allait passer une semaine en ma compagnie dans son appartement de Rose Bay. La conversation avait à peine commencé que la nièce de Catlin était arrivée. Fille unique de son frère cadet, Catlin l’avait portée encore bébé dans ses bras jusqu’à la frontière la première fois qu’elle avait tenté de fuir la Hongrie.
Il avait été convenu avec celui qui les convoyait et qui devait les laisser aux abords de la frontière pour se cacher qu’en cas de péril, Catlin laisserait son frère et sa belle-sœur s’enfuir d’abord et qu’elle resterait derrière et prendrait soin de sa nièce à Budapest jusqu’à ce qu’une nouvelle occasion de fuir se présente.
Par chance, quelques secondes avant que les gardes-frontières ne les rattrapent à l’endroit le moins dangereux et le plus facile pour franchir la frontière, Catlin avait réussi à passer le bébé à son frère au moment où celui-ci escaladait le mur de béton garni de barbelés. Catlin avait dû plaider coupable et avait été punie de plusieurs mois de prison. Comme on n’avait pas trouvé de passeport sur elle – dès le début du voyage, celui-ci avait été caché dans le sweater de son frère – elle avait été accusée de complicité de sortie illégale du territoire sans volonté de s’enfuir elle-même.
La nièce de Catlin avait grandi à Sydney. Diplômée de l’université de la Nouvelle-Galles du Sud, elle enseignait désormais l’anglais aux réfugiés venus commencer une nouvelle vie en Australie.
Au bout de quelques minutes, le conseiller juridique a demandé à s’entretenir en privé avec Catlin et sa nièce. Je suis alors sortie en compagnie de l’infirmière – non sans que Catlin, souriante, m’ait envoyé un baiser.
[…]
Traduction : Gérard Fouquet
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