Livres ayant pour thème ou cadre l'Asie du Sud-Est

Bangkok – Bad trip singapourien


Au pays, personne n’avalerait son histoire s’il racontait un jour que se faire une banque à Singapour c’était carrément un jeu d’enfant, pensait Mikko Mäkinen, hilare, alors qu’il prenait ses aises à l’arrière du taxi. Le routard de 24 ans venait juste d’atterrir à Suvarnabhumi, le principal aéroport de Bangkok, cinq heures à peine après son braquage plutôt couillu dans ce qui était considéré comme la ville la plus sûre du monde – ou presque. Malheureusement, un hold-up réussi à Singapour – ou n’importe où ailleurs, en fait –, ce n’était pas vraiment quelque chose qui lui permettrait de se faire mousser chez lui, en Finlande, et encore moins une « expérience » qu’il pourrait mettre sur son CV. Et pourtant, il n’avait utilisé aucune arme. Pas même un cutter.

Se faufilant à travers les embouteillages de début de soirée, le taxi (dont l’habitacle sentait passablement mauvais) fonçait, bien au-dessus de la limitation de vitesse, sur le viaduc autoroutier de Bang Na. Une chanteuse de pop thaïe se déchaînait dans les haut-parleurs tandis qu’ils se dirigeaient vers le Boxpackers Hostel – le Box, pour les intimes –, à Khao San Road, où Mikko prévoyait de se la couler douce pendant un petit moment. Il envoya un message à son revendeur habituel de shit, lui demandant de le retrouver à l’hôtel. Pour fêter sa fortune, il avait décidé de se retourner la tête avec la meilleure herbe de Bangkok. Il passa aussi un coup de fil à Arounî, sa copine thaïe, mais l’étudiante de 19 ans n’était pas libre ce soir-là.

Ça avait été encore plus facile de voler cette banque que d’arnaquer ses congénères routards à Bangkok. Quelques mois plus tôt, après que Mikko avait bien failli tomber dans le panneau lui-même, le patron d’un magasin de (fausses) pierres précieuses de Khao San Road l’avait enrôlé pour qu’il l’aide à dépouiller les touristes occidentaux. Il repérait facilement les pigeons potentiels devant l’entrée du célèbre Wat Phra Kaeo – toujours aussi étincelant même lorsqu’il pleuvait des cordes. Cela lui prenait parfois quelques heures (et quelques bières), mais, au bout du compte, en jouant de ses airs de beau gosse finlandais – cheveux blonds coupés court, peau lisse translucide, yeux bleus si innocents –, il finissait presque toujours par convaincre ses victimes qu’elles n’auraient plus jamais dans leur vie une occasion pareille. Car il n’y avait qu’à Bangkok, aujourd’hui même, qu’elles pourraient mettre la main comme ça sur de vrais rubis qu’elles revendraient à leur retour en Europe en multipliant leur mise par dix – au bas mot. Par la suite, son escroc de patron reversait à Mikko 20% de la somme récoltée. Et c’était comme ça qu’il avait réussi à rester à Bangkok pendant trois mois, alors même qu’il avait presque complètement liquidé toutes ses économies après seulement quelques semaines à faire la fête au pays du sourire (et avoir été à moitié dépouillé lors de la full-moon party à Ko Pha Ngan). Et pourtant, souvent, il y avait des problèmes au moment de passer à la caisse : la carte de crédit de sa victime ne fonctionnait pas ou bien il fallait que le couillon – rarement une couillonne, en fait – emprunte de l’argent à un copain qui ne pouvait s’empêcher de flairer l’embrouille et c’était une journée entière de dur labeur qui passait d’un seul coup à la trappe.

Et puis Mikko avait dû quitter la Thaïlande pour renouveler son visa de touriste. Il aurait pu, comme beaucoup, effectuer l’aller-retour classique au Cambodge voisin, mais il avait décidé de visiter l’un de ses amis d’enfance, Andreas, trois ans de plus que lui, qui travaillait pour Ikea à Singapour. Marié, un enfant, avec un salaire plus gros qu’une encyclopédie, son pote était un peu le portrait craché du fils prodige dont rêvent toutes les mères (surtout la sienne). Le matin de son deuxième jour à Singapour, vers 11 heures, alors que Mikko dégustait un café bien serré face à la baie vitrée du condominium gigantesque d’Andreas, à Chinatown dans Upper Cross Street, il s’était fait la réflexion que l’agence de la Maybank avec sa façade jaune canari sur la rue opposée n’avait aucune sécurité. Très clairement, on y entrait et l’on en sortait comme dans un moulin. Et c’est là qu’une idée géniale l’avait tiré de son hébétude matinale. Ça avait fait tilt. Le jackpot, quoi.

Deux jours plus tard, à 14 heures – soit très exactement trois heures avant son vol retour à Bangkok –, il était entré dans l’agence, habillé de façon aussi ordinaire que possible, mais avec une casquette de base-ball noire vissée sur la tête qui lui couvrait le front et masquait un peu ses yeux. Se sentant extraordinairement calme étant donné la situation, il s’était dirigé vers la plus mignonne des employées de banque – plutôt craquante avec ses lunettes à fine monture, sa peau blanche comme de la porcelaine et ses longs cheveux soyeux – et lui avait tendu un bout de papier sur lequel il avait écrit au marqueur noir :

« CECI EST UN HOLD-UP
METTEZ TOUT LE CASH DANS CE SAC.
N’APPELEZ PAS LA POLICE. JE SUIS ARMÉ. »

Avec plus de remords qu’il ne voulait bien se l’avouer, il se rappelait encore les yeux écarquillés de la jeune fille pendant qu’elle lisait sa prose. Elle était devenue toute pâlotte, la pauvre. Blanche comme un linge. Se remettrait-elle de son choc ? Peut-être pas, peut-être bien qu’elle serait obligée de changer de job. Alors qu’elle déposait les billets dans le sac en plastique bleu, Mikko avait repéré ce qui ressemblait à s’y méprendre à une tache de gras sur l’épaule gauche de sa chemise aux couleurs de Maybank et il n’avait pas été loin de lui en faire la remarque lorsqu’il s’était rappelé l’un des conseils qu’il avait lus sur Internet la veille pendant ses préparatifs : la boucler du début à la fin.

Cinq minutes plus tard, il était dehors avec le butin dans son sac-à-dos et avait fait signe au premier taxi qui passait, une Toyota Comfort de couleur jaune. Durant tout le trajet en direction de l’aéroport, il s’était montré le plus relax possible. Il avait même laissé un pourboire de 2 dollars au chauffeur, un homme d’origine indienne d’une soixantaine d’années qui n’arrêtait pas de lui sourire dans le rétroviseur et lui avait posé toutes les questions d’usage. Rentrait-il chez lui ? Comment avait-il trouvé Singapour ? Fantastique, merci beaucoup !

Il n’avait aucune idée du montant qu’il avait récolté jusqu’à ce que, enfermé à double tour dans un cabinet de toilettes à l’aéroport Changi de Singapour, il compte les billets un par un. 50 000 dollars singapouriens en coupures de 100 ! Pour un premier essai, c’était un coup de maître. Il s’était quand même fait une petite frayeur lorsqu’au scanner à rayon X l’agent de sécurité s’était mis à fouiller son sac à dos avec des mains gantées, palpant ses affaires lentement, comme un adolescent qui pelote sa copine pour la première fois. Heureusement, tout le cash était bien planqué au fond du sac, dans un sachet plastique scellé, et l’agent l’avait laissé partir, avec un sourire même.

Quand la radio se mit à diffuser le tube local Do Re Mi, le chauffeur de taxi fit vrombir son moteur, faisant remuer encore plus frénétiquement le porte-bonheur bouddhiste qui trônait sur le tableau de bord et paraissait danser au rythme de la musique. Mikko lui-même fredonnait, prenant un certain plaisir dans cette course à tombeau ouvert, même si, par moments, il se cramponnait instinctivement à la poignée de porte. Il se disait parmi les taxis de Bangkok qu’en cas d’accident, ce n’était jamais la faute du chauffeur. Le seul coupable, c’était toujours le mauvais karma du passager et puisqu’on ne pouvait rien faire contre le destin – qui plus est celui d’un Farang –, le mieux était de déposer le malheureux passager aussi vite que possible à destination. Dans tous les cas, rien à craindre pour lui puisque, il en était maintenant convaincu, il avait le cul carrément bordé de nouilles.

Il avait prévu de prendre du bon temps à Bangkok pendant encore quelques semaines, puis d’aller à Vang Vieng descendre des rapides en chambre à air, fumer du shit à Katmandou ou encore gober des keus à Goa. Peut-être demanderait-il à Arounî si elle pouvait venir avec lui ? Avec un peu de chance, elle pourrait prendre des vacances ou bien mettre ses études entre parenthèses. Comme lui.

Justement, Mikko sentit son téléphone qui vibrait dans la poche de son jean. Depuis qu’il avait appris à sa mère comment se servir de WhatsApp, toutes les semaines, elle appelait sans faute son fils cadet en vacances (prolongées) en Asie. Le chauffeur baissa la musique tout en maintenant son allure suicidaire.
— Est-ce que tu as bien mangé aujourd’hui ? demanda sa mère dès qu’il décrocha.
— Oui, maman.
— Je n’en crois pas un mot. Tu as l’air si maigre sur tes dernières photos sur Facebook. Combien de fois devrai-je te répéter, mon trésor, que ce pays n’est pas pour toi ? Il faut que tu reviennes ici.
— Et je t’ai déjà répondu… que j’ai encore envie de voyager.
— Et quand est-ce que tu vas enfin te mettre à chercher du travail ? A quoi ça sert de faire des études aussi chères si tu n’en fais rien ?

Toujours la même rengaine à chaque coup de fil. Ses parents ignoraient qu’il avait raté ses examens. Ils avaient même sablé le champagne pour fêter son « diplôme » de l’Ecole des Hautes Etudes Economiques de Hanken avant son départ. Par chance, il avait réussi à intercepter la lettre de l’école annonçant son redoublement à ses parents.
— Ton père et moi, on a parlé hier. Ton père pense qu’il peut te trouver du travail chez la Viking Line, à Helsinki. Au moins pour quelques mois.
Mikko sentit son pouls qui s’accélérait.
— Ma, tu m’as déjà dit ça la semaine dernière. Et ça ne m’intéresse pas du tout, ce job.
— Promets-moi que tu seras de retour pour Noël, dit sa mère après un long silence.
Noël, dans trois mois, était la pire époque de l’année en Finlande. Pile-poil au milieu de l’hiver arctique. Une heure de soleil par jour et encore, lorsqu’il ne neigeait pas. Mais il promit quand même, pour couper court aux récriminations sans fin de sa mère.
— Quelle heure il est là-bas ? demanda-t-elle.
— 7 heures du soir.
— Il est temps que tu ailles dîner alors.

Voler une banque à Singapour, se dit Mikko après avoir raccroché, c’était une vraie balade de santé à côté de la torture mentale à laquelle ses parents le soumettaient dès qu’ils l’avaient au téléphone. Avenir professionnel, carrière, travail, tout ça c’était des gros mots pour lui. Il n’avait aucune envie de retourner à sa vie en Finlande. Une vie pleine de stress, à coup de réveils stridents et d’examens qui prennent la tête. Une vie de merde, quoi. Il préférait de loin passer son temps sur la route, sans se soucier de rien, à fumer du shit de bonne qualité, pas cher et à volonté. La fumette à se faire exploser la tête. La belle vie. Pour ça, il suffisait qu’il trouve assez d’argent pour financer ses voyages et son herbe.

Le taxi vira à gauche, quittant l’avenue Chakrabongse pour remonter Khao San Road, l’enclave notoire des routards à Bangkok, coincée entre le majestueux fleuve Chao Praya et le mastoc monument de la Démocratie. Quelques minutes plus tard, le taxi s’immobilisa devant le Boxpackers Hostel. Pendant que Mikko cherchait son porte-monnaie, le chauffeur descendit de la voiture et quand le jeune finlandais sortit de son côté avec quatre billets de 100 bahts à la main, il vit le chauffeur qui maintenait à bout de bras son sac à dos Eagle Creek – un cadeau de sa mère avant qu’il ne parte pour ce qui ne devait être qu’un voyage de trois mois.

Et c’est là qu’il les ressentit de nouveau, pour la deuxième fois, ce pincement du cœur, cette contraction de la gorge, cette soudaine accélération du rythme cardiaque. À Changi, c’était la peur d’être fait comme un rat qui le faisait baliser. Mais là, maintenant, qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez lui ? Ivre d’angoisse, il se dépêcha de régler le chauffeur et entra dans le Box.

***

— Regarde, lui dit Arounî en anglais avec son accent nasal, il y a eu un hold-up à Singapour, hier.

Elle avait allumé la télé après qu’ils avaient fini de faire l’amour. Mikko leva les yeux de la table de chevet où il était en train de préparer son mix de tabac et de résine de shit. Il frissonna de plaisir lorsqu’il entendit la présentatrice de Channel NewsAsia – toute mimi dans son tailleur cintré, mais un peu pète-sec quand même – expliquer que les autorités n’étaient pas encore parvenues à déterminer si l’auteur du premier hold-up réussi à Singapour depuis dix ans avait déjà quitté le pays.

Arounî augmenta le volume et la télé émit un craquement sonore. C’était l’une de ces vieilles télés cathodiques dont Mikko n’aurait jamais imaginé qu’elles existent encore. Le Box était un vrai trou à rat avec d’effrayantes colonies de cafards, des murs aussi fins que ses feuilles de papier à rouler Rizla et des bataillons entiers de puces de lit. Mais bon, un hôtel à 250 bahts la nuit qui ne vérifie même pas les passeports, il ne fallait pas s’attendre à un palace non plus…

Grâce à son braquage singapourien, il avait devant lui deux bonnes années de voyage et de teuf à condition de bien faire gaffe à la dépense. Le dortoir à dix lits était encore moins cher et presque plus propre. Sauf qu’il n’avait pas pu fermer l’œil la nuit dernière, même après s’être mis la tête à l’envers comme jamais, parce qu’il n’arrêtait pas de penser à tous ces étrangers autour de lui qui risquaient de lui voler sa tune. Alors, ce matin, il avait déménagé pour une chambre simple – en solo.

— Fallait oser quand même ! dit Arounî alors que la présentatrice passait au sujet suivant (la plus grosse vente collective d’un condominium depuis le début de l’année ou quelque chose comme ça). Ça s’est passé pendant que tu étais là-bas, non ?
— Oui, t’as raison, j’crois bien.

Pour payer ses études de psychologie, Arounî travaillait à mi-temps juste à côté, dans un 7-Eleven où ils avaient fait connaissance. Lorsqu’elle terminait son taff, vers 20 heures, elle passait souvent le voir au Box. Et ce soir, en arrivant, elle avait été ravie de constater qu’il ne dormait plus dans un dortoir. L’adolescente aux yeux de chat arborait une fossette à chaque joue et, trait inhabituel pour une thaïe, des lèvres charnues qui semblaient faire comme un ourlet sur son appareil dentaire. Une fille vraiment canon, à la fois fine et sexy, mais ce qui plaisait le plus à Mikko, c’était son look grunge : ses cheveux violets qui lui descendaient jusqu’aux épaules, son piercing dans le nez, cette façon qu’elle avait de porter un bomber au-dessus de ses chemisiers proprets d’étudiante. Lorsqu’il l’avait vue pour la première fois, Mikko s’était dit qu’Arounî ne devait pas rechigner à fumer des joints de temps à autre. Mais il s’était bien planté, car, jusqu’à présent, malgré son insistance, elle avait toujours refusé de tirer la moindre latte sur l’un des nombreux cônes qu’il s’allumait dès qu’il en avait l’occasion.

— Est-ce qu’on pourrait sortir pour manger quelque chose ? demanda Arounî. J’ai dû sauter le déjeuner parce que j’avais un exam à réviser.

Mikko la regarda comme si elle avait sorti une énormité. Comment aurait-il pu quitter sa piaule en y laissant 50 000 dollars en liquide ? Depuis qu’il avait déménagé ce matin, il n’avait même pas été aux toilettes à l’étage, préférant pisser dans le lavabo un peu ébréché qu’il avait la chance d’avoir dans cette chambre.
— Moi, j’vais pas trop sortir ce soir, tu sais, répondit-il finalement. Je me sens un peu… un peu faiblard. Mais tu peux peut-être attraper quelque chose plus tard quand tu rentres chez toi, non ?
— Ce soir, dit Arounî avec un sourire désarmant, je peux dormir avec toi.
— Ah non, tu peux pas rester ici ! s’exclama-t-il, sentant la panique le gagner.
Il ne s’était pas préparé à cette éventualité. D’habitude, elle repartait toujours avant 22 heures.
La mine de sa copine s’assombrit.
— Et pourquoi pas, maintenant que tu as ta chambre à toi ?
— J’ai… j’ai seulement payé pour une personne. Ils vont pas être d’accord à la réception.
— Je peux leur parler, moi.
— Arounî, s’il te plaît…
C’était plus fort que lui. Il savait qu’avec elle dans la chambre, ce serait bis repetita. Il serait trop angoissé à cause de son cash et passerait une nouvelle nuit blanche.
Elle le fusilla du regard.
— Ah oui, donc maintenant que tu en as fini avec moi, tu veux que je rentre, c’est ça ? Moi, je ne suis pas ce genre de fille, O.K. ? Trouve-toi une autre si c’est ça que tu veux.

Il essaya de la calmer, mais c’était peine perdue. Elle partit de la chambre en trombe, sans même l’embrasser. Même le sourire avait disparu et il se dit que c’était la première fois qu’il la voyait sans son sourire. Après son départ, Mikko lui envoya plusieurs messages sur WeChat pour tenter de s’excuser, mais ils restèrent tous sans réponse.

***

Mikko passa quand même une mauvaise nuit, se levant presque toutes les heures pour recompter fébrilement son argent. Le matin, il partit à la douche avec son sac à dos sur les épaules et tout le butin à l’intérieur. Pour déjeuner et pour dîner, il mangea sans les réchauffer les conserves du 7-Eleven voisin (celui où travaillait Arounî) que lui ramena un employé de l’hôtel en échange d’un pourboire. Il avait beau fumer du shit en continu, il n’arrivait pas à se détendre – ce qui ne l’empêchait pas d’être de plus en plus perché, mais la sensation était vraiment désagréable. Il ne se souvenait pas d’avoir jamais été aussi à cran, même quand il avait raté ses examens, l’année dernière.

Le lendemain, il comprit que s’il ne voulait pas devenir fou, il devait absolument prendre les choses en main pour se sortir de cette torture. Il décida que le mieux à faire était sans doute de planquer son argent dans une banque. Après tout, les banques doivent bien servir à quelque chose, non ? Même s’il leur arrive parfois de se faire braquer… Et puis, qui sait si on n’allait pas lui proposer, en prime, de lui payer des intérêts ?

Son trophée sur le dos, il visita la banque la plus proche, une agence de la Krungsri, avec une façade qui était encore plus jaune que celle de la Maybank à Singapour. Il se dit que pour ne pas éveiller les soupçons, il allait déposer 5 000 dollars singapouriens et puis qu’il irait voir une autre banque et ainsi de suite. Mais comment aurait-il pu imaginer qu’ouvrir un compte en banque à Bangkok, c’était mille fois plus compliqué que d’en dévaliser une à Singapour ? L’une après l’autre, les agences qu’il visita – Siam Commercial Bank, Krung Thai Bank, TMB Bank, Bangkok Bank… ce n’était pas le choix qui manquait en Thaïlande – demandèrent à voir un papier d’identité local qui prouverait qu’il exerçait bien un « emploi rémunéré » à Bangkok comme il le prétendait.

Rentrant épuisé, écœuré, de cette désastreuse expédition, il décida de rappeler Arounî qui finit par décrocher cette fois. Elle écouta en silence son flot d’excuses avant de promettre qu’elle passerait le voir au Box à la fin de son travail.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle aussitôt, alors qu’elle pénétrait dans la chambre quelques heures plus tard. Tu en fais une tête !
Mikko savait qu’elle avait raison. Des cernes de veuve éplorée s’étaient creusées sous ses yeux et, avec son teint cireux, il commençait à ressembler de plus en plus à un zombie. Il en profita pour allumer son sixième ou septième joint de la journée.
— Il faut que j’ouvre un compte en banque ici, expliqua-t-il à Arounî. Comme ça, ma mère pourra m’envoyer de l’argent. Mais toutes les agences que j’ai visitées aujourd’hui exigent une carte d’identité locale juste pour ouvrir un putain de compte et je n’en ai pas, bien sûr !
Arpentant les 10 m2 de sa microchambre, il marchait sur le dessus de lit aux taches suspectes qu’il avait jeté sous l’unité d’air conditionné à moitié en ruine pour essayer, en vain, d’assourdir le son irritant des gouttes d’eau qui s’écrasaient par intermittence sur le linoleum.
— Et c’est pour ça que tu as l’air aussi… stressé depuis que tu es rentré de Singapour ? demanda Arounî.
— Hmmm.
— Mais c’est pas difficile, pourtant !
Le rire cristallin d’Arounî emplit la pièce.
— Il y a un endroit à Bangkok où tu peux acheter des faux papiers d’identité. Tous les lycéens le connaissent. C’est comme ça qu’on arrive à rentrer dans les boîtes de nuit avant d’avoir la majorité.
— Et c’est où ton truc ?
— C’est dans Soi Nana, à Sukhumvit. On peut y aller en métro si tu veux.
Elle plaisantait ou quoi ? Soi Nana était bourré de ladyboys, sans compter les pickpockets les plus doués de Bangkok qui traînaient dans le coin, prêts à dépouiller le premier Farang venu. Jamais il ne mettrait les pieds là-bas avec 50 000 dollars dans son sac.
— J’ peux pas quitter ma chambre, dit finalement Mikko.
— Et pourquoi, tirak ? demanda Arounî, en venant se blottir contre lui.
Tirak, ça voulait dire « chéri » en thaï, d’après ce qu’elle lui avait dit.
— Il faut… il faut que j’appelle ma mère. Elle veut me parler de façon urgente.
Puis, voyant qu’Arounî le regardait d’un air bizarre, il rajouta :
— Et en plus, je me sens carrément barbouillé en ce moment.
— Okay… Je peux y aller moi-même, si tu préfères. Est-ce que tu as une photo d’identité au moins ?
— N… non.
— Tant pis. Dans ce cas, donne-moi ton passeport et 5 000 bahts, et dans une heure, je suis de retour avec ton sésame !
— Mon passeport ? Pour quoi faire ?
— Ben oui, pour la photo, tirak. Le type va en faire une copie numérique. Sauf si tu as un permis de conduire ?

Non, il n’avait pas son permis. Encore un examen qu’il avait raté. Pouvait-il faire vraiment confiance à Arounî ? Les passeports se revendaient facilement au marché noir, parfois pour plusieurs milliers de dollars, surtout les passeports européens. Décidément, la fumette le rendait de plus en plus parano. Pensait-il réellement qu’Arounî allait soudain se transformer en voleuse ? De toute façon, en ce moment précis, il n’y avait qu’une seule chose qui comptait : retirer à tout prix ce poids qui lui écrasait la poitrine depuis qu’il était rentré de Singapour. Et seule Arounî semblait avoir une solution pour y arriver. Il ouvrit la poche supérieure de son sac à dos et lui remit son passeport.

***

Il était déjà 18 heures et aucun de signe de vie d’Arounî. Elle avait pourtant juré qu’elle allait s’en sortir les doigts dans le nez. Il commençait vraiment à se dire que dans toute cette affaire, la seule chose facile, ça avait été de braquer une banque.

Il essaya de l’appeler plusieurs fois, appuyant sur les touches de son téléphone avec une exaspération croissante. Mais à chaque fois, ça sonnait dans le vide et il avait l’impression d’entendre les bips d’un ECG avant que ça se finisse en un long plat complètement flippant. Qu’est-ce qu’elle foutait, bordel ! Est-ce qu’elle s’était barrée avec son passeport ? Il la connaissait seulement depuis quelques semaines. C’était la première fois qu’il arrivait à brancher une Thaïe qui ne travaillait pas dans un bar, mais, justement, il s’était toujours dit qu’elle était presque trop bien pour lui. Si ça se trouve, il s’était fait avoir et Arounî était une arnaqueuse de haute volée.

Il se roula un autre joint et tira tout de suite une longue latte. Tout en expirant l’épaisse fumée le plus lentement possible dans sa chambre non-fumeur, il jeta un coup d’œil par la fenêtre. Des vendeurs ambulants avaient déjà installé leur barbecue sur le trottoir de Khao San Road et c’était comme si, de là où il était, il pouvait sentir les délicieuses odeurs de gras qui devaient parfumer toute la rue. Quand son ventre vide émit des grognements de mécontentement, il imagina un instant se précipiter en bas des escaliers et attraper une de ses brochettes favorites. Mais non, quand on a 50 000 dollars en liquide dans sa chambre, on ne peut pas en sortir à l’improviste. Quelle vie !

Il consulta une nouvelle fois sa montre. 18 h 15. Avec le soleil qui se commençait à se coucher, le miroir fissuré de part en part qui était suspendu au-dessus du lit prenait des allures de panneau ensanglanté. Tout d’un coup, la sonnerie de son téléphone retentit et il s’en saisit avec fébrilité. « Fais a… » Le message d’Arounî était tronqué comme si elle n’avait pas eu le temps de le terminer. Plus de batterie ou quoi ? Il essaya de nouveau de l’appeler, mais cette fois, il atterrit directement sur un répondeur automatique, une voix sans vie qui devait lui annoncer en thaï que sa correspondante était injoignable. Le téléphone d’Arounî était éteint. Merde !

Il balança le mégot de son joint en direction du lavabo – qui puait de plus en plus l’urine –, les cendres incandescentes dessinant un arc rouge dans la pénombre de la chambre. Qu’est-ce qu’elle avait bien pu vouloir lui écrire avant que son téléphone ne se mette en grève ? Fais attention ? Mais à quoi ?

Mikko plongea les mains dans son sac à dos et en extirpa la poche en plastique bleue qui contenait son trésor. Eparpillant le contenu sur le lit, il recompta encore et encore 475 billets de 100 dollars singapouriens. Il avait seulement dépensé 2 000 dollars pour un iMac d’un bleu éclatant, à l’aéroport Changi de Singapour, avant de s’envoler pour Bangkok. Respirant à pleins poumons l’odeur enivrante des billets neufs, il se détendit un peu et se mit à penser à tous ces jours de voyage à l’abri du souci qu’il avait devant lui.

Il venait juste de remettre tous les billets dans le sac plastique, lorsqu’il entendit quelqu’un toquer à sa porte et s’immobilisa. Le coup avait été frappé avec trop d’assurance pour que ce soit Arounî.
— Qui est-ce ? demanda-t-il d’une voix mal assurée.
— Police, ouvrez !
La peur le paralysa. Les flics étaient remontés jusqu’à lui, ici, en Thaïlande. Mais comment ?
Les coups sur la porte se faisaient de plus en plus insistants. Mikko fourra rapidement le sachet plastique dans son sac à dos qu’il cacha tant bien que mal sous le lit, puis ouvrit la porte aussi calmement que possible.

Deux flics aux allures de caïd lui faisaient face. L’un d’eux, chauve, agitait dans sa main ce qui ressemblait à un passeport aux couleurs finlandaises.
— On a arrêté quelqu’un qui essayait d’acheter une fausse carte d’identité et on a trouvé ça sur elle. C’est à vous ? demanda-t-il.
Mikko comprit soudain qu’Arounî devait avoir été prise sur le fait. Elle avait sans doute essayé de le prévenir en cachette, mais la police lui avait arraché son téléphone avant qu’elle ne puisse terminer son message.
Sans attendre la réponse de Mikko, les policiers le poussèrent sur le côté et entrèrent dans la chambre, tout en reniflant bruyamment.
— Vous fumez de la drogue, ici ? dit le policier chauve qui avait l’air d’être le chef.

Il saisit le pain de cannabis qui trônait bien en évidence sur la table de chevet et hurla quelque chose à son collègue qui se mit aussitôt à fouiller la chambre.
Un instant, Mikko se dit qu’il pouvait encore dévaler l’escalier et prendre la fuite, mais où irait-il après ça ? Alors, il resta immobile, les mains dans le dos.
Il ne fallut pas longtemps pour que les flics tombent sur son sac à dos, mais Mikko se sentit étrangement calme pendant qu’ils en vidaient le contenu sur le lit.
— Pourquoi est-ce que t’as autant de dollars de Singapour ? demanda le chef alors que le flic plus jeune continuait de retirer toutes les liasses de son sac à dos une par une.
Mikko se taisait, songeur. Finalement, ce n’était pas si facile que ça de voler une banque à Singapour. Ou peut-être que c’était lui le problème, en fait, et que même la vie de château, c’était trop stressant pour lui.
Le chef se mit à éplucher son passeport. Après un bref échange en thaï avec l’autre policier, il sortit son téléphone et fit des recherches sur Internet pendant un moment.
— Ah ! dit-il avec un air de triomphe. Tu étais à Singapour quand il y a eu ce hold-up, n’est-ce pas ?
Ou bien c’était la vie en général qui était stressante, quoi qu’on fasse, et il faudrait bien qu’il s’y habitue. Bizarrement, pour la première fois depuis quelques jours, il sentit le nœud dans son estomac se relâcher.

Quelques minutes plus tard, quand il grimpa, menotté, à l’arrière de la fourgonnette de police garée devant le Box, il vit Arounî, déjà assise à l’intérieur, encadrée par deux policiers en uniforme. Elle lui lança un sourire plein d’excuses.

En s’asseyant, il réalisa que le poids sur sa poitrine s’était complètement envolé. T’en fais pas, il eut envie de dire à Arounî, de toute façon, la grande vie, c’était pas pour moi. Mais il se contenta d’un long clin d’œil.

Olivier Castaignède
Avril 2019
La nouvelle a d’abord été publiée en anglais sous le titre The High Life en mars 2019 par The Crab Orchard Review.

Olivier Castaignède est l’auteur de Radikal paru aux éditions Gope

© illustration : edgar880, 2009

Maison d’édition indépendante ayant pour vocation de faire découvrir la Thaïlande, Hong Kong, la Malaisie, l'Indonésie, le Cambodge... par le livre

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