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Combat de coqs et combat rock, avec jeux de grattes et folie scénique, même combat ? Sans doute, car le clash est toujours là ! L’adrénaline aussi. À Bali, comme en d’autres lieux d’Indonésie, la lutte entre gallinacés rivaux est un rituel sacré, une tradition immuable ou un passe-temps honorable, un art de vivre pour certains ou un massacre organisé pour d’autres. Pour ce qui est de l’ambiance, le goût de l’arène du combat à Bali n’a (presque) rien à envier à celui délivré par la reine du carnaval à Rio. Il est vrai également que le climat de surchauffe qui règne durant ces parties viriles où les coqs portent bien leur nom rappelle davantage les hordes de supporters de foot dans le stade de Maracanã ou encore les fans avinés d’un concert de punk-rock en banlieue londonienne que la vie paisible dans les rizières balinaises… Le spectacle est garanti et les âmes sensibles sont priées de s’abstenir. On l’aura compris, le combat de coqs est d’abord une affaire de mecs et de tripes. De types aussi qui s’effritent par le biais de volailles peu consentantes, promises à la destruction.
Rituel d’enfer mené sur un train tout aussi infernal, le combat de coqs représente à Bali non pas une attraction touristique, mais un sport et un spectacle tout autant qu’un double rite : social et religieux. Située en général au cœur du village, à proximité du temple central et de la place du marché, l’arène où se déroule la bataille des coqs s’appelle « wantilan » ; en France, on peut aussi nommer ce lieu spécifique un gallodrome. Pratique et/ou discipline ancienne répandue dans de nombreux pays du monde, le combat de coqs est également considéré par plusieurs comme un étrange « sport » de massacre, sanglant et barbare. Véritables souffre-douleur de ces modernes jeux du cirque à petite échelle, les coqs subissent de multiples mutilations, et ces violences sur les animaux peuvent en écœurer plus d’un. C’est la raison pour laquelle plusieurs pays ont interdit cette pratique. Mais là où elle demeure autorisée, ou seulement tolérée, elle reste populaire notamment du fait qu’elle draine une violence symbolique et sociale et, plus encore, elle offre le prétexte de paris, en général illégaux, qui laissent éclater la folie du jeu.
Petite histoire universelle du combat de coqs
Voici un combat sinon vieux comme le monde, en tout cas aussi ancien que la domestication du coq sauvage, une espèce de gallinacé domestiqué en Asie et réputé pour ses vertus belliqueuses. Les empires grec puis romain importeront la pratique en Europe où elle perdurera dans les campagnes, tout particulièrement en Angleterre et en Flandre. Après le Vieux Continent de la Belle Époque, la pratique du combat de coqs s’exporte avec un vif succès vers les Amériques, surtout aux États-Unis et au Brésil. Si l’Asie orientale fut concernée bien auparavant, les Merina de Malaisie, secondés par les commerçants arabes, iront jusqu’à promouvoir ces combats à Madagascar. De nos jours, le continent asiatique reste de loin le premier dans le domaine du nombre d’adeptes et de pratiquants.
Les combats de coqs remontent en fait à l’époque lointaine où les hommes se sont sédentarisés en Orient. La domestication des volailles apportait non seulement de la nourriture carnée, mais allait aussi permettre aux hommes essentiellement de s’identifier à cet animal en lequel ils se reconnaissaient volontiers… On le savait déjà depuis belle lurette, les hommes sont des animaux ; et même s’ils sont politiques, ils restent avant tout des animaux. Des bêtes donc. On n’en rajoutera pas ! Il reste que le coq dans la basse-cour tout comme l’homme au foyer ont d’étonnants points communs : ils sont bipèdes, tous deux possèdent aussi un dimorphisme sexuel significatif et adorent dévorer des céréales ; les deux se battent bec et ongles, tout en se gaussant de défendre les intérêts et autres bijoux familiaux. Les concurrents, mâles/hommes, sont à combattre sinon à abattre, et chacun défend tant bien que mal son territoire et ses protégées de l’autre sexe.
Alors, au fil du temps, pour lutter contre l’ennui et la mollesse, les anciens agriculteurs, riziculteurs asiatiques ou paysans occidentaux, ont commencé à organiser des combats de coqs. Deux raisons fondamentales à cet engouement :
1) le plaisir éprouvé par les mâles mesurant leur virilité par volaille interposée ;
2) l’ordre permettant aux hommes de réguler leurs conflits, leurs haines réciproques, sans se charcuter allègrement pour autant…
Les coqs sont donc rapidement d’un usage social essentiel : ils assurent, en donnant leur sang et jusqu’à leur vie, l’ordre et la morale indispensables aux humains pour ne pas s’entretuer. Si les coqs étaient des hommes, les autorités dites compétentes leur décerneraient à coup sûr des médailles. Mais ce ne sont que des volailles et, donc, leur sort est moins enviable. La maîtrise historique de l’agressivité masculine revient en grande partie au jeu cruel qu’ont joué des générations durant des équipées de coqs vaillants et combatifs. Morts sur le champ de bataille, en héros aussi utiles qu’inconnus, à qui l’on devait la paix durable des braves. Pour maintenir la cohésion de la communauté des hommes, le mieux était encore de jouer ensemble, avec toujours à boire et à parier, au lieu de s’étriper pour conserver son petit territoire à soi. Les coqs sont l’objet du jeu, et la pratique en quelque sorte se transforme en sport. En s’endommageant vertement, les coqs meurent pour que les hommes survivent. Il fallait y penser.
Le combat de coqs est une institution à Bali
Pour les Balinais, les combats de coqs se nomment « tajen » (également tetajen ou sabungan ; plus généralement, on utilise l’expression aduh ayam pour les Indonésiens) et, au milieu de la cohue, il est parfois bien délicat (ou prétentieux) de vouloir distinguer le rituel religieux du sport de combat. Des coqs en cage sont surtout des coqs en stock prêts à partir s’affronter sur un ring.
Car le combat dans l’arène rappelle la boxe, les gants des humains étant simplement remplacés par des éperons en métal pour les gallinacés. Les coqs doivent être choyés, massés, lavés et nourris. On leur masse les cuisses pour les « muscler » et si on les place sous « cloche », c’est pour mieux les exciter et les préparer au combat, autrement dit les éloigner de la paresse et des poules… Car, un peu comme pour le cas de la mondialisation, c’est bien l’agressivité qui est le nerf de la guerre, qu’elle soit économique ou cocorico ! Les autorités indonésiennes ont interdit les combats qui cependant restent, ici ou là, tolérés. Bon gré mal gré. Une belle illustration de la diplomatie dite à l’indonésienne, tout en rondeur et en flexibilité, à la manière d’une tige de bambou que l’on redresse et détresse…
Analysant longuement le combat de coqs balinais, présenté comme un « bain de sang statutaire », l’anthropologue américain Clifford Geertz décrit ce « sport » régional comme un récit que « les hommes se racontent à propos d’eux-mêmes ». Le tajen réunit parfois des centaines de personnes, presque uniquement des hommes, qui semblent se fondre en un seul corps, à l’instar de ce que l’on peut parfois observer dans les tribunes d’un stade de football. Les coqs qui s’affrontent sont un parfait prétexte à la communion des hommes. Pour un temps, on oublie les rivalités habituelles pour rivaliser « autrement » dans l’arène. Activité fondamentale à Bali, le combat de coqs est un moyen de renouer des liens sociaux, de les entretenir, de les ressouder : ainsi, les paris sont nombreux et ne répondent pas seulement à l’envie de gagner de l’argent, ils représentent une mise en scène de la société locale. Plus que du gain pur, c’est la quête d’estime, de respect, d’honneur et de « bon » rang qui est en jeu. Enjeu surtout. Et pour ces multiples enjeux d’ordre plus psychologique que financier, le symbolique prime clairement sur le matériel. Pour les Balinais, réputés dignes et fiers, ces enjeux – même si le ludique et la convivialité sont omniprésents – ne sont jamais pris à la légère.
Le combat de coqs est donc une activité sociale sérieuse. Ainsi, pour le propriétaire d’un coq, « perdre » n’est pas un vain mot, et cela peut signifier pour lui subir une double humiliation, sociale et personnelle. L’épreuve s’avère d’autant plus rude que cette humiliation est publique. C’est un peu comme si le joueur venait d’abdiquer son statut et de baisser d’un cran dans l’échelle sociale. À la fois mise en spectacle de la culture et mise en scène de la société, le combat de coqs agit comme un baromètre de la vie quotidienne des autochtones et du lieu où se déroule la « cérémonie/partie ». Il dévoile la vraie vie sur place, attisant les humeurs des uns et divulguant les rumeurs des autres. En ce sens, si le combat est réel et cruel pour les coqs ici totalement exploités, pour les habitants il s’agit avant tout d’un jeu théâtral bien orchestré. Il y a les gagnants et les perdants, les nouveaux héros à crête et les « défaits » morts en direct et sur scène.
Le tajen ne change donc rien à l’ordre du monde, mais il l’ordonne pour lui (re)donner un sens, voire le réorienter au cas où. Utile moyen d’expression des Balinais pour qui l’individualisme n’est pas encore la norme, le combat de coqs permet de souffler et d’apaiser les passions sans les attiser. Les rapports entre le Balinais endurci et son coq chéri sont également riches en enseignements : il y a une véritable identification du propriétaire avec son animal, ce que l’on peut observer à l’occasion de blagues plus ou moins salaces autour de la sexualité ou la virilité du coq… donc du propriétaire. Symbole de la masculinité, chacun pourra remarquer – en se promenant dans les campagnes balinaises – à quel point les villageois aiment ces volailles, les chérir, les caresser, bref passer beaucoup de temps avec elles. De nombreuses histoires locales parlent d’épouses sacrément jalouses de la place qu’occupent les coqs préférés de leurs maris. Et en effet, de la femme au coq, en passant par la poule, la frontière est parfois étrangement ténue.
Pour la femme balinaise, un homme qui passe tout son temps avec ses coqs n’est vraiment pas l’homme idéal : d’abord, c’est du temps qu’il ne passe pas avec elle ; puis, la folie du jeu le guette et il risque de parier et de jouer tout le temps, avec des amis peu fréquentables et passablement éméchés ; ensuite, il risque fort de dépenser tout son argent – et celui du ménage – dans les paris et, pire, il va s’endetter très lourdement. Enfin, le coq n’est-il pas le pendant de la poule ? Et n’aime-t-il pas par-dessus tout visiter le poulailler du coin, et en sus gonfler la poitrine afin de jouer au coq passé maître de ces dames emplumées au beau milieu de la basse-cour ?
On rappellera simplement ici que « poule/coq du village/campagne » se dit « ayam kampung » en indonésien, ce qui signifie « prostituée ». On sait aussi que les Balinais, comme les Indonésiens en général, sont des clients assez friands de ces dames dites un peu abusivement de petite vertu, dont les menues pièces dans les bordels minables qui leur servent de lieu de travail n’ont rien à envier aux cagots connus par d’autres types de poules. On pourrait également faire le parallèle entre l’abattage sexuel humain et l’élevage en batterie de ces multiples variantes de poules indonésiennes.
Mais c’est là un tout autre combat de coqs.
Pour revenir à nos gallinacés mâles, interdits de s’ébattre pour garder leur énergie vitale, mais contraints à se battre avant de s’abattre, il faut aussi noter que le coq est exactement l’inverse de l’humanité. L’homme est à la fois un animal et son contraire : un être humain. Les Balinais craignent la bestialité plus que tout, l’animalité est combattue dès l’enfance et tout au long de la vie, comme l’atteste par exemple le rituel du limage des dents. Des voyageurs étrangers sont souvent étonnés de voir des Balinais, réputés être – à tort ou à raison – de fervents pacifistes, maltraiter très durement les animaux… Il faut comprendre que lorsque le Balinais s’identifie corps et âme à son coq, il s’identifie à la fois à un moi idéal et à une sorte de moi exécrable. Autrement dit, le coq représente autant le moi idéal (symbolisé par la masculinité positive, l’humanité) que le moi tabou (symbolisé par la bestialité, l’animalité). On retrouve ici l’essence de la culture balinaise, où le Bien et le Mal cohabitent, où la recherche de l’harmonie a besoin de toutes les forces, positives et négatives, visibles et invisibles, bienfaisantes et malfaisantes. Le combat de coqs est donc parfaitement à l’image de Bali et de sa culture, extraite d’un savant mélange de retenue et de violence, en faisant au final se retrouver les contraires.
Le simple fait d’assister aux combats de coqs à Bali, c’est déjà tenter de mieux comprendre la culture des habitants, c’est entrevoir les angoisses et les espoirs des hommes « en guerre », c’est encore s’éduquer à la vie quotidienne, à ses joies comme à ses travers. Clifford Geertz déconstruit le combat de coqs et par là même les ressorts de la culture balinaise. Pour lui, les Balinais écrivent une page culturelle en participant aux combats de coqs. Mais peut-être en fait-il un peu trop, donnant parfois dans la caricature et dans le manichéisme : par exemple, en faisant ressortir – au moyen des combats de coqs – les principaux aspects de la culture locale en les présentant comme la « sauvagerie animale » et le « narcissisme masculin ». Certes, l’anthropologue détermine avec justesse que sa minutieuse lecture des combats de coqs a démontré les peurs latentes ou réelles qui traversent la société masculine. Le combat de coqs est un immense révélateur social et met à nu en quelque sorte une partie de la société balinaise, dévoilant d’un côté l’univers de la maîtrise de soi si essentiel et d’un autre côté le drame que représente pour les locaux la perte du contrôle de soi. Et il demeure, comme Geertz le suppose, qu’en réalité, ce sont les hommes qui s’affrontent dans l’arène et non pas les coqs.
La lutte finale, version balinaise
Le « spectacle » des combats de coqs comprend une dizaine de « matchs » (sehet) au cours desquels s’affrontent des coqs bien excités et mûrement préparés. Le combat, justement, parlons-en : l’armement est essentiel et finement ciselé. Fixée sur la patte du coq, une lame de ciseaux est censée aider le gallinacé pour arracher la victoire à son adversaire qui, évidemment, a eu la même idée. Les propriétaires sont fiers d’affûter leurs lames et d’exhiber leur puissant arsenal logé dans de belles trousses bien entretenues. Mais la lame (un éperon appelé « taji ») est d’abord fixée pour trancher et tuer, aucun doute donc sur l’objectif visé. Chouchoutés à outrance, ces éperons ou taji s’inscrivent dans une ancienne tradition toujours très vivace à Bali : aiguisés uniquement durant les nuits de pleine lune (ou à l’occasion des éclipses), ils ne peuvent être ni touchés ni même regardés par les femmes. Relevons aussi que les deux hommes (que l’on nomme « pengangkeb ») qui manipulent les coqs n’en sont pas nécessairement les propriétaires. Au début du combat qui est aussi un rituel, on place en principe – selon la tradition – une noix de coco percée dans un récipient d’eau. La noix va rapidement s’immerger, cela marquera le temps, soit une vingtaine à une trentaine de secondes, durant lequel les propriétaires ou manipulateurs n’ont pas le droit de toucher les coqs. Le début et la fin de cette courte période de « bataille totale » sont signalés par un coup de gong.
Les coqs se tâtent et se rapprochent, peu à peu, l’un de l’autre. Parfois, ils s’évitent ou refusent de bouger. On les comprend, qui aurait envie de se faire ainsi trucider ? Mais le refus de combattre n’est jamais bien perçu par les férus de la guerre, et dans notre cas, les propriétaires s’excitent d’autant plus âprement que leurs coqs ne le sont point. Alors, on amadoue les volailles pour encore plus les exciter, le tuteur prenant parfois son protégé pour un idiot à plumes lorsqu’il lui désigne l’ennemi sur le champ de bataille ; c’est que le propriétaire est aussi un « coach » avisé. Tout est stratégique, et les plans d’attaque fusent sans doute plus dans les têtes des propriétaires et des parieurs que dans celles des assaillants. Quelquefois l’échauffement dure une éternité, ce qui agace la (trop) mâle assemblée. Les hommes sont venus, ils veulent vaincre : les jeux du cirque exigent du pain et du sang. C’est la loi, celle du plus fort, évidemment. Mais quand les jeux sont faits, l’atmosphère est à son comble : les deux coqs sont maintenus avant qu’ils ne décident d’en finir, tandis que l’arbitre tente d’apporter un zeste d’ordre et de bonne conscience à cette scène enjouée de massacre à la lame en métal. La tension monte, les deux propriétaires sont plus stressés que leurs compétiteurs, la foule de parieurs et de voyeurs se retient avant de commencer à parler, crier, hurler. Le ton est donné et il va crescendo. Le son saccadé des parieurs endiablés rappelle un peu les voix également masculines des acteurs-chanteurs de la fameuse danse des singes (kecak).
Ici aussi, le spectacle démarre, on parie, on rit, on gagne, on pleure, on perd. La violence ambiante ne masque pas cependant les émotions vives qui traversent de part et d’autre l’arène en folie.
En général, deux types de paris coexistent :
1) toh kentengah, les parieurs sont les propriétaires qui réunissent des amis et forment des coalitions ou groupes de parieurs avec ou contre l’un d’entre eux : tout est réglementé et l’arbitre est un peu le superviseur global et l’observateur externe et public ;
2) toh kesasi, les parieurs sont les spectateurs présents et dispersés autour de l’arène : ici, c’est moins organisé, « à la criée » en quelque sorte !
Mais, les parieurs, toutes tendances confondues, et comme tous les intoxiqués du jeu qui arpentent ailleurs les casinos, passent de l’espoir au désespoir, connaissent des hauts et des bas. Au centre du wantilan, le sang se répand sur la terre, fécondant la nature divine et le pays des dieux ; cela peut se passer très vite – quelques secondes – ou bien durer de longues minutes. Tout dépend des coqs qui, pour une fois, ont leur mot à dire. Il leur faut faire un choix absolument déprimant : mourir vite ou mourir lentement, tout un programme. Car même s’il gagne, le coq ne gagne en vérité qu’un sursis. Vivre pour lui, c’est mourir un peu plus tard que maintenant. Autant rester enfermé à vie dans sa cage plutôt dorée comparée à la vie rude au grand air.
À l’issue du conflit, deux possibilités s’offrent à la vue de nos voyeurs ou parieurs actifs ou encore de nos badauds ou curieux passifs :
1) le coq gît à terre et son exterminateur – s’il est encore dans un état présentable – parade au milieu de ses supporters en transe, à commencer par son propriétaire qui, lui aussi, prend des ailes jusqu’à se prétendre le maître du monde le temps d’un instant, court mais magique. L’arbitre constate et tranche à son tour pour déclarer la fin du combat ;
2) le coq est blessé, il est carrément « mal » mais ne cède pas à la pression environnante et s’entête dans la lutte finale : « la liberté ou la mort » sera son dernier chant qu’il empruntera au cygne plutôt qu’à son propre répertoire. L’arbitre décide d’une « pause », à coup sûr réconfortante pour le coq mourant qui revient de loin. Parfois ce sont les deux coqs qui sont également amochés. Morts-vivants déplumés, les gallinacés rescapés sont alors enfermés ensemble dans une cage où la Mort ne parviendra pas – avec sa faux démoniaque – à s’esquiver une seconde fois. Il faut y passer, et sous la cage, nul espace où fuir, l’issue est aussi rapide que fatale dans ce cas. Le coq qui survit vient de traverser une terrible épreuve, il a vu la mort en face, et son expérience n’a rien à envier à une NDE (Near Death Experience). Toujours est-il qu’à ce moment le combat est terminé, les gagnants récupèrent leur dû, et on peut passer à un autre jeu de massacre annoncé. « Au suivant ! » ai-je une fois entendu ! Un certain esprit militaire règne en effet dans cette zone interdite où guerre et barbarie font rage…
Morts au combat, les coqs sacrifiés sur l’autel du jeu ne meurent pas pour autant en paix : comme jadis ailleurs les fiers gladiateurs, les vaincus quittent l’arène qui fait office de scène. Ils sont alors calmés avant d’être scalpés, déplumés et déchiquetés, le tout avec les cris qui accompagnent depuis la nuit des temps ceux qui succombent à la torture. Les bourreaux, qui sont aussi des charcutiers improvisés, s’attachent à faire le boulot correctement. Tout le monde y gagne, pourvu qu’il reste encore un peu de chair sur la bête martyrisée.
On remarquera que le coq gagnant de l’épreuve a plutôt intérêt à sortir de scène en assez bonne santé sinon, lui aussi, passera à l’abattoir puis à la casserole. Même le vainqueur n’a pas le droit au respect, ah ! mais c’est vrai, celui qui s’est battu n’est pas le coq mais le propriétaire, et celui-ci fêtera aussitôt sa victoire, avec tout le respect qu’il « mérite » !
C’est donc en effet Clifford Geertz qui, bien qu’emmêlé dans la texture même de sa discutable anthropologie interprétative, a bien montré le sens – visible et invisible – de ce « rituel d’enfer », un rite proprement balinais qu’il entend déchiffrer à l’image d’un texte ou d’une œuvre que l’on décrypterait. Selon ses dires, la lutte à mort entre deux gallinacés évoquerait tout simplement la vision du monde et l’organisation politico-hiérarchique de la société balinaise, le rituel sanglant opposant deux coqs s’apparentant en fait à une « simulation de la matrice sociale ». Mais le tajen n’est pas uniquement une remise à zéro des codes sociaux et un rappel à l’ordre où l’on reprécise le statut et le pouvoir de tout un chacun en fonction de sa place et de son rang, il est également un rituel où se jouent le prestige et le destin de ceux qui s’adonnent au « sport ».
On convoquera pour ce faire des thèmes aussi divers que la mort, le courage, la virilité, l’amitié, etc. Il faut parfois beaucoup de violence pour retrouver ces fondamentaux : aller faire un tour au combat de coqs du coin pour les villageois balinais, c’est un peu comme aller sur le divan du psychanalyste pour les citadins occidentaux… Savoir ensuite si « la patte » du gallinacé vaudrait mieux pour la santé du patient que celle du psy de service est évidemment une autre histoire !
Le combat de coqs n’est résolument pas un combat comme un autre, d’autant plus qu’à l’exception de certaines cérémonies religieuses (pour les crémations surtout), les combats sont « officiellement » interdits à Bali depuis 2005. Mais bon… En tout cas très rock donc comme combat. On peut s’y casser les dents, s’y faire vider les poches et surtout s’y endetter à l’envi, voire à vie. Mieux vaut le savoir avant de jouer ou d’en jouer. À ses risques et périls.
Cela dit, le combat n’est pas une obligation… Et lors d’un séjour au cœur de la campagne balinaise, pour comprendre ou mieux connaître la profondeur de l’âme des Balinais, il y a beaucoup d’autres opportunités, plus intéressantes et joyeuses, que celle par exemple de vouloir assister à un combat de coqs. Tout comme on peut bien parvenir à comprendre la société traditionnelle espagnole sans forcément devoir assister à un « spectacle » de tauromachie, sorte d’équivalent hispanique du tajen balinais !
Franck Michel
Août 2019
Franck Michel est l’auteur de En route pour l’Indonésie paru aux éditions Gope
© illustration : romsrini, 2014
Maison d’édition indépendante ayant pour vocation de faire découvrir la Thaïlande, Hong Kong, la Malaisie, l'Indonésie, le Cambodge... par le livre