Livres ayant pour thème ou cadre l'Asie du Sud-Est

TEMPS DE LECTURE : 2 minutes.


— Tu te rappelles, ma fille, cet après-midi, je suis allée vous voir aux rizières. Le riz a bien poussé. Qu’il faisait chaud ! Vous avez bien travaillé. La maison n’est pas loin mais quand j’ai voulu revenir, je n’ai pas retrouvé mon chemin. Alors j’ai tourné dans le village et un voisin m’a raccompagnée.

Elle rit de bon cœur, et toute la famille la suit.

— Je suis vieille, conclut-elle.

Puis elle lisse son sarong du plat de ses mains.

Yaï Loong. Grand-mère Loong. L’une des femmes les plus âgées du village. Elle se lève de son banc, va à la jarre, y plonge la gamelle de fer-blanc puis boit lentement.
Désaltérée, elle s’assoit ensuite derrière son métier. Ses doigts courent rapidement sur les dizaines de lignes de soie. Celles-ci se distinguent à peine sur l’antique charpente de bois.
84 ans, et Loong tisse encore. Son regard compte les fils un par un. Son corps décharné n’a jamais eu besoin de lunettes. Elle tisse comme elle l’a toujours fait, tous les jours de la semaine. Sauf le jour du marché, lorsqu’elle va proposer ses coupons. Ou livrer quelque sarong qu’on lui aura commandé.
Le tissu à motifs colorés attend. La navette glisse. Les soies se croisent dans un savant mouvement. Et les dessins apparaissent, comme par enchantement.

Meaw, sa fille, est assise en tailleur sur une natte. Penchée sur un écheveau, elle noue des cordelettes de tissu pour de prochains travaux.

Loong reste à son ouvrage quelques instants, puis regarde sa benjamine et lui demande l’heure. Celle-ci lui répond, l’œil malicieux. Elle sait. Sa mère s’arrête, se lève et va décrocher un poste radio poussiéreux accroché à un clou. De ses longs doigts déformés, elle allume l’appareil. Il commence à grésiller.

— Ils vont donner les résultats de la loterie, dit-elle en soupirant.

Une voisine passe dans la rue, de retour des champs. Elle s’arrête un instant, s’approche, appuie un avant-bras sec sur le portail de rondins. Elle sourit largement puis l’interroge :

— Alors, grand-mère, tu as gagné ?

Frederic Kelder
Octobre 2021

© illustration : Frederic Kelder

Cette micronouvelle fait partie du recueil Sur les chemins de l'Issan – Chroniques thaïlandaises douces-amères, texte et photos par Frédéric Kelder.

TEMPS DE LECTURE : 4 minutes.


Pour me punir […], le Bon Dieu m’expédia quelques années plus tard une amie d’enfance que je désignerai sous le nom de « Madame Coco ». Après plusieurs années de séparation dues à son expatriation à Montréal et à mes propres tribulations, nous nous retrouvâmes dans le quartier animé de Patong à Phuket pour, précisément, célébrer nos retrouvailles par deux semaines de fête.
Ce serait un euphémisme de dire que j’avais trouvé une fugueuse à ma taille.

Le soir de notre arrivée, je contactai Jack, un jeune Anglais tout juste majeur dont l’absurde histoire avait fait le tour de l’île et lui proposai de se joindre à nous.
Alors qu’il venait d’entamer son premier voyage en Asie du Sud-Est, Jack se trouvait dans une situation délicate : s’étant fait arrêter en possession d’herbe, il s’était révélé dans l’incapacité de régler le bakchich de mise, s’attirant les foudres de la police thaïlandaise, qui l’avait placé en garde à vue pendant quarante-huit heures. Des conditions de détention éprouvantes pour cet adolescent issu d’un milieu familial modeste, mais ce n’était rien en comparaison de ce qui l’attendait.
N’ayant pas réussi à comprendre les indications qui lui avaient été données, Jack s’était présenté au tribunal à la mauvaise heure ; pour les autorités, il s’agissait d’une non-comparution équivalent à un délit de fuite et qui devait donner lieu à un procès... le mois suivant.
Une troisième infraction venait dès lors s’ajouter aux précédentes puisque, son visa ayant expiré, il se trouvait illégalement sur le territoire thaïlandais et dans l’incapacité de le prolonger puisque son passeport était aux mains… des autorités.
Jack avait donc trouvé refuge dans un bar de plage et passait ses journées à tenter de rassurer sa mère sur Skype en sirotant des bières, libre de rejoindre la chambre du personnel la nuit venue.

Après quelques verres, il nous demanda l’origine du surnom « Madame Coco ». Madame Coco revint donc sur sa singulière histoire.
Après s’être exclusivement nourrie de noix de coco – sous quelque forme que ce soit : noix râpée, lait, eau, cocktail – pendant quelques jours, elle s’était installée sur le « bol » des toilettes, curieuse de goûter à ses excréments. Sous les yeux horrifiés de Jack, elle raconta comment elle avait plongé sa tête dans la cuvette jusqu’à frôler l’eau souillée, se faisant violence pour laper le précieux ragoût avant de renoncer.
Je ne suis pas folle, répétait-elle fièrement, je ne l’ai quand même pas fait.

La première fugue de mon amie d’enfance prit place au cours de la nuit de notre arrivée, alors que nous dansions férocement au milieu des touristes et des ladyboys. Perplexe et inquiet, je rentrai à l’appartement avec Jack, aux alentours de 3 heures du matin. Deux heures plus tard, au lever du jour, Madame Coco donnait de ses nouvelles dans un message éloquent : « Sa va ? ». Je finis par comprendre qu’elle était chez des locaux et que, visiblement, ils étaient en train de regarder « de la TV ». « Tu as l’air inquiet ? », ajouta-t-elle.

Le lendemain, Madame Coco devait suivre un dealer de cocaïne jusqu’à son appartement, ne repointant le bout de son nez qu’à l’aurore. Il est trop cute, il m’a même ramenée en scooter ce matin ! s’exclama-t-elle en guise d’excuse.

Le surlendemain, elle frappait violemment à la porte sur les coups de 4 heures : Les gays et les lesbiennes, mais c’est la guerre ! hurlait-elle, ivre de colère. Sautant sur son lit, pleurant presque, elle tenta de m’expliquer que le serveur d’un bar gay de Montréal avait un jour refusé de lui servir une consommation parce qu’elle était une fille.

Une nuit encore, à Koh Phi Phi, je retrouvai une Israélienne qu’elle avait séduite puis abandonnée en pleurs sur la plage. Je fus réveillé le lendemain par une puanteur inhumaine – mélange de sueur, de crasse et de sperme séché : Madame Coco était rentrée et cherchait frénétiquement sa brosse à dents. Elle avait croisé le chemin d’un Dubaïote « un peu gras » et fut contrariée d’avoir été si facilement détournée de son premier choix.

Inquiet pour le karma de mon amie, je l’emmenai le dernier soir dans un institut de massage tenu par des personnes non-voyantes. A peine avions-nous franchi le seuil de la porte vitrée qu’elle me tirait le bras, paniquée.
Je ne me sens pas bien, dit-elle, je te promets, j’ai le cœur qui bat vite.
Il est vrai que l’endroit donnait la chair de poule. Sur le sol carrelé, huit matelas surélevés, qui semblaient avoir été récupérés dans des hospices, se faisaient face. Deux vieillards allongés sur le côté s’étaient mis en mouvement en nous entendant et, d’un pas lent et incertain, gravitaient dans la pièce, prêts à recouvrir les fins matelas d’un drap bleu clair. Mais c’est quand la Reine-masseuse fit son entrée, escortée par une garde de quatre non-voyants, que je sentis Madame Coco perdre son sang-froid. Les yeux de la Reine étaient uniformément blancs et son visage, ravagé, donnait l’impression d’avoir été goûté par un fauve. Sous les deux orifices qui faisaient office de nez, une bouche galeuse, de laquelle s’échappaient quelques incisives anarchistes et une haleine fétide. Madame Coco était livide de terreur et je dus recourir à toute ma rhétorique d’enseignant pour la convaincre de fermer les yeux et de s’allonger. N’étaient-ils pas des êtres humains, après tout ?
Tendu et inquiet, je m’abandonnai en premier aux mains de la Reine. J’avais demandé un massage des pieds et poussai un premier cri lorsque, incroyablement puissante, elle m’enfonça les doigts dans la nuque. Je hurlai : Softer! Softer! Sous le regard vitreux de la monstrueuse Cour qui formait à présent un cercle autour de nous, elle enfonçait ses doigts de plus belle et répétait, hilare : Softaa? Litta littal! Ha ha! Softa! Sur le point de perdre connaissance, j’ouvris un œil implorant : le matelas à côté du mien était vide. Le temps d’une seconde, il me sembla entrevoir (une hallucination due à la douleur ?) la fine silhouette de Madame Coco qui, se dérobant à l’ouïe de mes bourreaux, rampait en toute discrétion vers la porte vitrée.

Valérian MacRabbit
Version révisée par les éditions Gope, mars 2019

Valérian MacRabbit est l’auteur de Bâton de Réglisse et de Wanderlandz : à mi-chemin entre le récit de voyage et le roman d’aventures, Wanderlandz prend l’allure d’une déambulation poétique, d’une invitation au vagabondage et à la fugacité, ou peut-être encore d’un étrange jeu de piste aux confins de la réalité et de la fiction.

© illustration : Xiaozhuli, 2011

TEMPS DE LECTURE : 2 minutes.


Bien que l’appel de la ville soit séduisant, une virée tropicale dans l’un des parcs naturels disséminés dans la région du Centre devient légitime, histoire de s’imprégner d’une autre Thaïlande, faite d’aventures et de légendes.

Dès la veille, préparer ses affaires sans excès ni superflu, partir dans la matinée pour se pointer en retard à la gare routière, négocier des places assises que l’on espère confortables car, on nous l’a dit, le voyage en bus est épique ! S’extirper des embouteillages et entrer tout à fait dans les provinces agricoles du Centre. Descendre au bon terminal régional, y prendre un atroce tacot pour une dernière heure de route sinueuse.

Se rapprochant de l’entrée du parc de Khao Yai, on remarque le long de la voie une flore bien plus dense et des pistes qui se faufilent vers des exploitations en jachère ou des rizières en terrasses. Au bout, une barrière se lèvera sur présentation de tickets d’entrée achetés dans la guérite adjacente ; derrière, protégée par un grand massif d’hévéas, la maison du parc est ouverte. Des écriteaux rappellent le respect de l’environnement et montrent la diversité de la faune que des gardiens surveillent et protègent. Un mercantile deal est signé, le trek en pick-up se fera avec la bienveillance d’un guide qui dirigera le groupe vers des points stratégiques de la réserve ; une logistique sommaire était déjà en attente à l’arrière d’un véhicule. Dès les premiers kilomètres de piste, une vive appréhension à entrer dans la jungle, ravivée par la mise en garde sur la présence avérée de sympathiques macaques et gibbons et celle, moins docile, de cobras, léopards et ours, voire de chauves-souris. Quant aux éléphants sauvages, ces derniers, on devrait les voir venir !

Ça commence à piquer et à gratter : faire fi des moustiques et éviter les sangsues lors des escapades dans des sentiers ombragés et grouillants. Le guide, lui, avance, sort son coupe-coupe, montre une fleur rare, pointe un vol de calaos et trouve des fruits sauvages pour le campement du soir. Une clairière au loin annonce l’arrêt des ébranlements du véhicule et une nouvelle pause possible ; la plate-forme sur pilotis servira de repère le soir venu pour observer le passage des animaux vers les points d’eau. Justement, des rivières drainent tout le parc avec des cascades réputées dangereuses ; l’occasion de se baigner avant la nuit tombante.

Sobre dîner à goûter des insectes et reptiles grillés, les fruits trouvés en chemin et le riz gluant seront de précieuses denrées. Dans la cahute, on entend grillons et cris de singes. De toute manière, pas la peine de dormir, la traque nocturne est lancée.

Retourner sur la plate-forme pour guetter les animaux sauvages qui se font discrets. Le ciel étoilé rassure dans la symphonie de bruits inconnus ; certains plus caverneux se font entendre, un troupeau à l’approche : celui attendu des éléphants. Mais comme une impression qu’ils contournent volontairement la planque, bien que le guide ait juré que c’était le passage obligé de tous les mammifères. Il avait aussi raconté l’improbable rencontre avec un hypothétique éléphant blanc et le défi superstitieux de se glisser sous le ventre de cet animal pour s’assurer d’un bonheur éternel. Le grondement reprend, on croit voir bouger des branches et jaillir un félin à la poursuite de pachydermes inoffensifs ; peut-être s’aventurer plus près et, si la nature daigne se dévoiler, alors oser passer sous le ventre de l’éléphant blanc.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, janvier 2017

Texte extrait de Sous le ventre de l’éléphant blanc qui peut être acheté ici

© illustration : Gift from Doris Duke Charitable Foundation's Southeast Asian Art Collection, 2002

TEMPS DE LECTURE : 2 minutes.


Dans son choix hétéroclite de salles de cinéma, la Thaïlande vacille entre technologie et tradition. EGV, Megaplace Cineplex, IMAX 4D sont à essayer pour découvrir le IIIe millénaire. Cinémas de rue, champs aménagés lors d’une fête locale ou antiques amphithéâtres restaurés conservant des bancs d’origine : ici on s’amuse d’une autre époque avec les sous-titrages décalés d’un film chinois décoloré. On entend des spectateurs applaudir ou chercher à comprendre la magie du septième art. Art populaire et de toujours, aller au cinéma en Thaïlande peut parfois s’avérer singulier.

Les spectateurs habitués ou présents pour la première fois sont rassemblés là ; on éteint les lumières, obscurité intime, on s’impatiente avec des publicités et des bandes-annonces, devenant critiques intraitables pour quelques minutes. C’est enfin l’heure ! Coutume locale d’une culture millénaire, une voix off annonce de façon claire et sans ambiguïté : Merci de bien vouloir vous lever en respect à Sa Majesté le Roi. On dépose délicatement le pot de pop-corn sur son fauteuil, on se lève volontiers pour écouter l’hymne royal et admirer un documentaire montrant la grandeur et la sérénité du Siam. Les notes finales, solennelles et pleines de rythme, résonnent encore dans la tête. On retiendra les derniers mots – tchaï-yo! – prononcés a capella par une chorale d’enfants dans une version festive de cet hymne. Bel exemple de patriotisme et de respect, on adhère sincèrement, sans avoir compris l’ensemble des paroles toutes glorieuses et populaires, encore surpris d’avoir eu à saluer ainsi le pays hôte dans ce lieu aussi peu propice à des traditions monarchiques. Pas encore assise, la voisine de derrière nous interpelle : à cause de notre taille, elle n’a pas pu apprécier stoïquement cet hymne en images qui lui tient à cœur. Courtoisement, il faut se décaler, on trébuche et le pot de pop-corn se renverse, une odeur salée se répand. On prend le temps de terminer une toute dernière poignée pour se rassasier avec une autre gorgée de soda qui fait passer le tout. Après cette ouverture magistrale et si naturelle, tout est désormais prêt pour apprécier les premières images de la séance.

Le film aura été plaisant. On se souviendra de cet événement d’avant-film qui, l’étonnement désormais passé, se fera familier et même coutumier : on appréciera d’autant plus, tout en le reconnaissant de la même façon, le bel hymne national joué quant à lui, tôt chaque matin et chaque soir en attendant une journée qui démarre ou une soirée qui s’anime.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, janvier 2017

Texte extrait de Sous le ventre de l’éléphant blanc qui peut être acheté ici

© illustration : drburtoni, 2015

Maison d’édition indépendante ayant pour vocation de faire découvrir la Thaïlande, Hong Kong, la Malaisie, l'Indonésie, le Cambodge... par le livre

Paiements sécurisés avec
 ou 
© GOPE ÉDITIONS 2024
Réalisation
Christophe Porlier