Livres ayant pour thème ou cadre l'Asie du Sud-Est

TEMPS DE LECTURE : 2 minutes.


Multiples embouteillages de voitures, motos-taxis, touk-touks pétaradants et bus fumants, frénésie routière sans limite dans tout Bangkok, et cette légende urbaine qui parle de plus de trois heures pour traverser la ville, agrémentée de la perspective d’avoir un pot de chambre installé dans son propre véhicule pour parer aux urgences. Toute mégalopole aura son lot de perturbations historiques et impossibles à résoudre, sur fond de sirènes, bousculades et cris.

Risque d’accidents sur la rocade à trois voies complètement asphyxiée, accrochage évité au niveau d’un feu tricolore doté d’un compte à rebours, blocage inexpliqué au prochain croisement surveillé par des policiers sortis, pour l’occasion, de leur guérite. Là, on apprécierait légitimement un instant de silence, quelques secondes d’immobilisme comme dans une ville désertée, afin de se redonner de l’air pour rejoindre sans énervement ce mouvement inexorable.
Un feu, au loin, passe au rouge ; cela annonce au minimum dix minutes d’attente supplémentaires. Penser à couper le moteur de façon citoyenne voudrait dire aussi stopper la climatisation et se retrouver dans une cocotte-minute. Certes, on voit dehors des fenêtres qui s’abaissent pour se refermer aussitôt, le temps d’ajuster un rétroviseur déréglé par le passage en force d’une moto. Quelle idée de vouloir sortir au milieu de ce vacarme, poussière, trafic, pluie ou canicule !

Isolé dans sa caisse, on se sent trop bien protégé, tout aussi éloigné des va-et-vient des vendeurs de journaux, d’éventails ou de gâteaux de riz qui, embusqués à chaque carrefour, viennent ajouter systématiquement mais involontairement du désarroi à notre univers. Acheter les derniers résultats du loto ? Non merci. Une boisson ? À la rigueur, en pensant que les quelques bahts seront suffisants, voire généreux. En donner plus, la prochaine fois, indiscutablement. Au fait, cette petite guirlande de jasmin fané qui dessèche derrière le pare-brise, c’est peut-être le moment de la changer, de s’assurer d’un renouveau de fraîcheur et, par là même, d’exécuter une bonne action envers ces petits marchands ?

Justement, un gamin miséreux, à qui l’on donnerait à peine dix ans, approche en se prosternant devant chaque véhicule pour tenter vainement de vendre des bouquets de fleurs d’un blanc immaculé. Il arrive, accablé, joignant de nouveau les mains. Alors, pour lui plutôt qu’un autre, on baisse la vitre, lui demande vaguement le prix de ses fleurs tout en ayant déjà sorti plusieurs billets pour les lui donner avec une sincère pensée contre toute la misère du monde.
Ce petit collier de fleurs de jasmin délicatement enfilées prendra une place de choix en dessous du rétroviseur. Il aura la magie de parfumer en un instant tout l’intérieur d’une odeur douce et légère, artificielle peut-être, excessive certainement, car cette fraîcheur tant attendue aura l’effet salutaire d’enivrer tout l’habitacle jusqu’à en faire oublier le monde extérieur. Comme si cette plante délicate, vertueuse, objet de tant de convoitise et, sans doute, de trafic, était le réconfort ultime de ce voyage dans une circulation redevenue supportable, normale, le temps de quelques profondes et lentes respirations prises au-dessus d’un champ de jasmin imaginaire.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, février 2017

Texte extrait de Sous le ventre de l’éléphant blanc qui peut être acheté ici

© illustration : 27147, 2009

TEMPS DE LECTURE : 3 minutes.


Le fleuve Chao Praya si large dans la Capitale n’a pas fini de porter des hordes de bateaux et de barques dans une cacophonie toute locale ; contenir un trafic dense de péniches, offrir des balades paisibles à des touristes au gré des bateaux panoramiques, permettre à des hydrojets bruyants de couper le trajet de bacs que l’on emprunte sans compter, pour aller d’une rive à l’autre.

Mais, en secret, ce fleuve se prépare à recevoir annuellement une procession de barges royales qu’il conserve dans ses méandres, au sein d’un musée bien intime. Là, quelques exemplaires d’une flotte antique se laissent découvrir ; à peine quatre ou cinq navires mis en cale sèche le temps nécessaire pour restaurer tant de décorations, sculptures et ornements qui enjolivent chacune des barges. Visite privée dans ce dock de luxe qui se veut refuge pour l’une des cinquante-deux dernières barges : peut-être le privilège de la voir, cette Narai Song Suban que le roi Rama IX fit construire en 1994.

On accède de loin à ces vaisseaux bien fragiles qui seront remis à l’eau et qui reprendront vie sous les coups d’aviron des rameurs, à l’occasion d’un événement rare, religieux et culturel organisé avec goût et finesse comme il l’est depuis plus de sept cents ans. Si l’ordonnance amène à une telle cérémonie, plus de deux cents barreurs accompagnés du rythme des tambours passeront devant les temples de Wat Pho, Wat Arun et le Grand Palais. Dans ce sillage cadencé, la formation aura dans ses rangs les navires en tek, laque et or de la famille royale, protégés par des barges guerrières avec leurs canons, gravures et symboles sacrés apposés pour ne pas déplaire aux esprits. La parade s’entoure de barges d’escorte plus sobres mais qui brilleront tout autant durant le défilé.

Il faudra trouver le bon quai, la meilleure tribune, la bonne hauteur pour voir passer cette procession par-dessus une foule immense ; escalader dans la pénombre quelques murets ou se faire porter sur des épaules et scruter sur le fleuve l’arrivée en catimini de ces barges. Il fera presque nuit, toute lumière de la ville éteinte, pour laisser approcher les navires au son des tambours et des chants et on les verra venir de loin sans artifice, car ils scintilleront à la lueur de milliers de chandelles ou de lanternes postées sur les ponts, rambardes et vergues de chaque bateau.
Ces minuscules mais bien solides flammes vacillantes, l’une après l’autre, forment par leur agencement méticuleux des têtes de dragon, des corps d’oiseaux ou des messages à l’honneur du Roi : autant de tableaux sonores et multicolores passant solennellement devant des quais bondés.

Chaque barge royale fera rêver de tant d’histoires, de légendes au fil des vagues dans une longue et scintillante fresque fluviale ; un ou deux passages, pas plus ; identifier celle décorée plus spécifiquement pour l’occasion, reconnaître chaque mosaïque de lumière et saluer l’ensemble des personnages et représentants.

Si absent à ce rendez-vous, sans même avoir aperçu quelques jours avant ces barges royales lors de répétitions quasi clandestines, alors, pendant la traversée inévitable en bateau long-tail des méandres d’un marché flottant attenant, imposer à son guide une halte au musée maritime.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, janvier 2017

Texte extrait de Sous le ventre de l’éléphant blanc qui peut être acheté ici

© illustration : shankar s., 2008

TEMPS DE LECTURE : 2 minutes.


Malgré s’être faufilé à droite à gauche, le taxi bicolore quitte difficilement le trafic. Il sera passé par le quartier d’affaires de Sathon, aura pris un flyover à la dernière minute dans Khlong Toei dans l’espoir de gagner du temps et, au beau milieu de Pathum Wan, viendra se ranger sur le côté pour vous déposer sur le parvis de la gare. Ne pas manquer son train, récupérer la valise dans le coffre, le sac à main sur le siège arrière, donner la monnaie au chauffeur et, vite, se précipiter, au cas où.

Là, s’octroyer une pause de quelques secondes en levant les yeux devant la façade néorenaissance du majestueux bâtiment de Hua Lamphong, terminus du nouvel Orient-Express ; oublier l’esthétique des gares modernes, imaginer cette vie d’antan et faire revivre des photos noir et blanc du siècle dernier. Sur le fronton coloré, une horloge propre à ces vieux monuments rassure ; on se surprend à suivre les mouvements de la grande aiguille comme si, face au trafic incessant, ces quelques secondes figeaient le temps. Plus de précipitation, rythme ralenti, même les ventilateurs semblent tourner moins vite. Pas la peine de courir, il y a quelque chose d’intemporel à pénétrer dans ce lieu.

Le large hall fait face à une vingtaine de guichets, des bancs sont disposés au milieu d’une immense salle d’attente ouverte où l’on retrouve les mêmes voyageurs avec leurs sacs, paniers et cartons plutôt que des valises ou des sacs à dos trop voyants. Visages fatigués et endormis sans savoir si ces passagers sont sur le départ ou forment un comité d’accueil : des bonzes assis sur le côté en quête de pèlerinage, des familles guettent leur patriarche parti prendre des billets, tandis qu’une annonce incompréhensible fait se lever tout d’un bloc un groupe d’étudiants. Sur le côté, sont alignés des cafés restaurants, des marchands de souvenirs, une vieille pharmacie et une cantine ravitaillant pour quelques bahts des militaires en permission.

Trouver le bon comptoir des destinations du Sud pour acheter son ticket, en cherchant des yeux l’affichage des horaires. Ceux-ci sont immuables, inscrits à la main sur une immense pancarte ; histoire de ne pas affoler les voyageurs, il est même noté sous le portique de chaque quai que les trains partent généralement aux heures indiquées. Pour un prix dérisoire, on s’offre une vraie première classe ; l’agent indique qu’un train est à l’approche mais que des inondations risquent de le retarder.

C’est ainsi ; il reste alors suffisamment de temps pour aller à l’office du tourisme caché sous une charpente métallique en ignorant les rabatteurs présentant des tarifs douteux sur des hébergements trop chics. Deux jeunes viennent dire un bonjour en anglais, ils partent aussi pour le Sud mais pour deux jours seulement. Profiter de leur sympathie pour trouver le quai qui vient justement de changer. On franchit les tourniquets pour débarquer sur les plates-formes étroites et vides de tout train, des dizaines de marchands sont, eux, sur le qui-vive pour vendre du poulet, des herbes, des fruits.

Un train approche, des passagers descendent en marche pour éviter d’être alpagués par ces vendeurs qui s’engouffrent. Attroupement de revendeurs, chauffeurs, porteurs en tous genres ; se faufiler sans perdre sa lourde valise, se ranger sur le côté, ne pas rater son train. Laisser passer cette agitation éphémère d’un marché improvisé, puis observer et discerner au loin la silhouette d’un train express qui semble s’approcher lentement, très lentement.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, janvier 2017

Texte extrait de Sous le ventre de l’éléphant blanc qui peut être acheté ici

© illustration : TylerIngram, 2012

TEMPS DE LECTURE : 2 minutes.


Manger en Thaïlande est une institution et chacun est en droit de réclamer son plat favori, pimenté sans retenue ! Restos de rue où l’on emporte ses mets délicatement versés dans une boîte accompagnée d’un petit sachet de sauce de poisson et de piments. Restaurants de luxe où des serveurs attentifs apportent un menu illustré et une carte de bons vins.
Quel que soit l’endroit, il ne faudra surtout pas s’abstenir de commander l’entremets indispensable qui, selon la préparation et le tour de main, permettra de féliciter le chef qui s’éternise en cuisine.

Cet entremets, parfois plat unique si accompagné d’une belle ration de riz gluant, est une douce et acide salade de papaye verte fortement dosée en piment dont l’ensemble des ingrédients se révélera sans commune mesure : du citron vert, des quartiers de santol, de petits concombres thaïs, du sucre de canne, de la sauce de poisson, des cacahuètes… Tout le secret d’un som tam réussi est de s’autoriser ou non à y mettre sans excès des crevettes séchées ou de petites tomates, bien que le succès réside dans le subtil dosage de ces composants ajoutés au fur et à mesure dans un mortier centenaire.
D’ailleurs, du début à la fin de la préparation, un poc ! poc ! régulier de l’action du pilon dans le pot signifiera la bonne confection de la mixture, avec parfois des silences trahissant la pause gustative du préparateur ; cette sonorité résonnera comme un cri de ralliement pour les convives auxquels vient déjà l’eau à la bouche. Ils se seront probablement rassurés en demandant si ce som tam est bien assaisonné selon les rites de la région Isan, c’est-à-dire trop largement épicé et au goût rehaussé de pla-ra.
À peine servis et avant même d’y avoir goûté, on reprendra une fois de plus l’interminable débat sur l’authenticité de la recette. Imperceptiblement, la conversation basculera sur cette convivialité à partager une belle salade toute saison, à se régaler avec les doigts, à s’enivrer de goûts et de saveurs, à en oublier la chamaille et se laisser aller fraternellement à des discussions futiles. On se passera volontiers les petits bocaux de piments en poudre, de sauce de poisson, de vinaigre ou de sucre ; la bière locale sera fraîchement servie ou du jus de coco pour les enfants, et l’on se dira qu’un som tam nullement épicé n’est pas un som tam, qu’il fait vraiment doux pour la saison et que l’on est heureux d’être hôte dans ce pays de grands gastronomes.

On se racontera aussi ces sorties où il a fallu se lever tôt pour aller au marché négocier du bétel et des feuilles de menthe auprès de vieilles marchandes sans âge assises en tailleur, scrutant inlassablement leur précieux butin ; inutile de discuter, elles en mettent toujours trop pour une salade encore plus copieuse. On aura hésité à prendre quelques citrons ou tamarins en plus, et si cela ne sert pas pour préparer le som tam du jour, d’autres recettes thaïlandaises sauront savoureusement les accommoder.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, janvier 2017

Texte extrait de Sous le ventre de l’éléphant blanc qui peut être acheté ici

© illustration : neajjean, 2008

TEMPS DE LECTURE : 2 minutes.


Dans son choix hétéroclite de salles de cinéma, la Thaïlande vacille entre technologie et tradition. EGV, Megaplace Cineplex, IMAX 4D sont à essayer pour découvrir le IIIe millénaire. Cinémas de rue, champs aménagés lors d’une fête locale ou antiques amphithéâtres restaurés conservant des bancs d’origine : ici on s’amuse d’une autre époque avec les sous-titrages décalés d’un film chinois décoloré. On entend des spectateurs applaudir ou chercher à comprendre la magie du septième art. Art populaire et de toujours, aller au cinéma en Thaïlande peut parfois s’avérer singulier.

Les spectateurs habitués ou présents pour la première fois sont rassemblés là ; on éteint les lumières, obscurité intime, on s’impatiente avec des publicités et des bandes-annonces, devenant critiques intraitables pour quelques minutes. C’est enfin l’heure ! Coutume locale d’une culture millénaire, une voix off annonce de façon claire et sans ambiguïté : Merci de bien vouloir vous lever en respect à Sa Majesté le Roi. On dépose délicatement le pot de pop-corn sur son fauteuil, on se lève volontiers pour écouter l’hymne royal et admirer un documentaire montrant la grandeur et la sérénité du Siam. Les notes finales, solennelles et pleines de rythme, résonnent encore dans la tête. On retiendra les derniers mots – tchaï-yo! – prononcés a capella par une chorale d’enfants dans une version festive de cet hymne. Bel exemple de patriotisme et de respect, on adhère sincèrement, sans avoir compris l’ensemble des paroles toutes glorieuses et populaires, encore surpris d’avoir eu à saluer ainsi le pays hôte dans ce lieu aussi peu propice à des traditions monarchiques. Pas encore assise, la voisine de derrière nous interpelle : à cause de notre taille, elle n’a pas pu apprécier stoïquement cet hymne en images qui lui tient à cœur. Courtoisement, il faut se décaler, on trébuche et le pot de pop-corn se renverse, une odeur salée se répand. On prend le temps de terminer une toute dernière poignée pour se rassasier avec une autre gorgée de soda qui fait passer le tout. Après cette ouverture magistrale et si naturelle, tout est désormais prêt pour apprécier les premières images de la séance.

Le film aura été plaisant. On se souviendra de cet événement d’avant-film qui, l’étonnement désormais passé, se fera familier et même coutumier : on appréciera d’autant plus, tout en le reconnaissant de la même façon, le bel hymne national joué quant à lui, tôt chaque matin et chaque soir en attendant une journée qui démarre ou une soirée qui s’anime.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, janvier 2017

Texte extrait de Sous le ventre de l’éléphant blanc qui peut être acheté ici

© illustration : drburtoni, 2015

TEMPS DE LECTURE : 2 minutes.


L’un des charmes de la capitale thaïlandaise se dévoile lors de douces matinées où le soleil se pointe tôt. Il vient effleurer les immeubles et, au hasard des rayons, par un jeu de miroirs, faire scintiller un bord vitré. À Bangkok, on attrape ces reflets en se promenant nonchalant dans les grandes rues, dans les canaux déjà en mouvement, dans les multiples temples silencieux ou au beau milieu des parcs toujours verts. C’est au parc de Lumphini, ce lieu historique du centre-ville, que ces exquises lueurs viennent se donner. Elles se plongent dans les plans d’eau pour finir dans des yeux à demi clos, car ce parc s’éveille dès 4 h 30, ouvrant largement ses grilles dans l’attente du jour, des habitués et de l’effervescence quotidienne.
Quelques instants plus tard, les premières échoppes viennent camper devant chaque entrée ; il y a, évidemment, celles de nourriture ou de plats à emporter, celles de café et pathongko frais ; il y a une série de stands de jouets made in China, peut-être aussi un kiosque ou un cireur de chaussures caché derrière la toile de tente d’une astrologue qui observe régulièrement ses cartes et le soleil.
À peine plus tard, les marchands autorisés s’infiltrent dans le parc, balisant leurs zones de commerce en sortant tables et chaises ; certains allument une bouilloire pour servir du thé toute la journée.
À l’intérieur, le fourmillement s’accélère, les fidèles débarquent en petit nombre. On les reconnaît facilement pour les retrouver tour à tour dans leurs emplacements pas vraiment réservés, mais bien à eux : le groupe des bleus pour une séance de tai-chi, celui des verts pour l’aérobic ; ouverture de la danse par des couples en jaune ; des bodybuilders multicolores transpirent sur des appareils et de rares joggeurs passent, en sueur. Le club des sportifs semble désert, il est peut-être trop tôt ou déjà trop tard ; n’empêche, on aurait aimé y croiser de jeunes boxeurs thaïs qui s’apprêteront à combattre le soir même dans le célèbre ring d’à côté. Sur les tables en pierre, les damiers gravés laissent place à des plateaux pour buveurs de café ou de thé qui reparlent d’une fameuse partie d’échecs.

Il se dégage une atmosphère paisible, feutrée, de ce grand parc que la statue du roi Rama VI, droit, protecteur éternel de cet éden, domine.

Lors de cette mélancolique promenade, on aura repéré au bord du lac, et à côté des barques échouées, des pédalos bien rangés ressemblant jadis à de candides cygnes blancs ; il y aura aussi des familles de canards et des bancs de poissons-chats qu’il faudra nourrir de pain et de graines, de façon amusée. Après une bonne heure de flânerie, il serait sage d’écourter cette balade pour un coin de fraîcheur. Alors, pourquoi ne pas entrer dans la petite bibliothèque au beau milieu du parc, célèbre pour avoir été le tout premier lieu de lecture de Bangkok ? Ou alors, si vraiment trop épuisé, on n’aura pas d’autre choix que de se jeter dans un taxi climatisé.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, janvier 2017

Texte extrait de Sous le ventre de l’éléphant blanc qui peut être acheté ici

© illustration : Captain Kimo, 2012

TEMPS DE LECTURE : 2 minutes.


Lors de la saison des pluies, on prend conscience de toute la signification d’un taux fortement élevé d’humidité et d’une température qui ne descend que rarement en dessous des 30°C. La nature est ainsi faite, cela permet d’apprécier celle plus tempérée d’un doux mais encore chaud hiver thaïlandais. Mais, petits plaisirs d’un pays de soleil et d’eau (parfois trop), il est possible de se laver allègrement plusieurs fois par jour. On oublie baignoire, douche ou spa, car c’est uniquement à l’ancienne que soudainement la chaleur se dissipe. Depuis la salle d’eau, à partir d’une grande jarre en terre ou d’une cuve carrelée, on puise de l’eau fraîche avec une casserole en plastique pour, après avoir pris une bonne inspiration et fermé les yeux, s’asperger le visage d’un coup vigoureux. Le corps, de la tête aux pieds, grelottera quelques secondes pour réclamer aussitôt une autre vague stimulante. Pas le temps d’avoir froid, on se savonne, on se rince plusieurs fois à coups de seau ; on sent en soi une vie qui frissonne et ce cœur qui palpite plus intensément à chaque flot d’eau froide. Par masochisme, ou simple jeu, une dernière ondée qui, malgré tout, en réclame encore et encore une autre. La cuve finit par se vider, il est temps d’en terminer, de rouvrir le robinet laissant filer de l’eau pour de prochaines aspersions. Enfin, se sécher tant bien que mal, du moins essayer dans cette sorte de hammam improvisé.

Alors, comme le font tous les Thaïlandais, habitués à ce rituel, on se doit de récupérer la boîte métallique ou le petit flacon rose de talc qui traîne sur une mince étagère. On l’ouvre, on le renverse doucement, car on n’ose en mettre trop dans la paume sans en verser la moitié à côté. Une quantité incontrôlée de poudre bascule dans le creux de la main. Fini l’odeur de shampoing ou de savon, place à celle douce et parfumée des moments d’innocence. Pour se badigeonner le corps, on étale le talc comme on peut car cela fait inévitablement de petits grumeaux entre les doigts. Tant pis, on vide le flacon d’un coup sur le torse et les épaules, encore une bonne partie à côté. Pendant un court instant, ce talc aura flotté dans toute la pièce formant une brume aromatisée : on sent la rose, la lavande, ou peu importe, ce sont là quelques secondes d’un mirage qui laisseront des traces sur la peau révélant une overdose de poudre blanche. Coup de fraîcheur puis de sécheresse par l’alchimie des composants de ce talc déshydratant, séchant et embaumant, le petit monde autour de nous devient léger, aérien, divin même.

Les cheveux en bataille, une serviette autour de la taille, une seconde sur les épaules, on emprunte une paire de tongs pour fièrement quitter cette salle d’eau. Rafraîchi, détendu, maculé de poudre, on ressort de ce combat contre la nature en ayant désormais la nette impression qu’il fait vraiment moins chaud.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, janvier 2017

Texte extrait de Sous le ventre de l’éléphant blanc qui peut être acheté ici.

© illustration : Snake Brand – The British Dispensary (L.P.) Co., Ltd – Thaïlande

TEMPS DE LECTURE : 2 minutes.


La dégustation du premier café, le matinal, filtré de l’alambic artisanal du marchand au coin de la rue, ce petit jus tiré des premières infusions d’un tamis bien tassé, ce velouté chaud ou froid, on se l’accorde, sans résister, accompagné d’une vraie viennoiserie locale. Pas de croissant fondant, ni de brioche bien ronde, mais quelque chose d’autre, de plus sec peut-être, mais tout aussi croquant et moelleux. Tant pis pour l’absence de beurre et de sucre, on s’offre un petit beignet fumant, un drôle de pathongko en forme de croix. On veut bien lui arracher une patte, l’écarteler et voir si, à l’intérieur, une belle grosse bulle a pris corps et saisir l’occasion pour en offrir une moitié à sa voisine comme preuve de connivence.

Symbole populaire ou image romantique, le beignet pathongko est à l’image d’un couple d’amoureux : proche, inséparable et partageant tout. Non, pour certains, ce pathongko ne se partage point, même si sa forme invite le propriétaire à être généreux ; le pathongko est un gâteau à soi, quitte à ne choisir que les rares beignets qui, lors de la friture, se seraient déjà détachés pour ne former qu’un bâtonnet.

Cet entremets aux origines chinoises, mélange d’air et de pâte, de légèreté et de saveur, on le ramollit dans le café ou on le dévore craquant. Le tremper dans du lait de soja, du lait concentré ou un breuvage d’Ovaltine, c’est lui donner une touche de douceur supplémentaire, plus à son goût. Cependant, y ajouter cette garniture, c’est prendre le risque de faire tomber sur la table une goutte visqueuse qui s’étirera sans fin entre le bol et le beignet. On essaiera bien de le faire tournoyer ou pivoter, cela n’empêchera pas cette perle de se détacher pour aller se noyer dans la tasse. Il faudra la récupérer en immergeant plus généreusement encore un pathongko qui viendra se gorger de café ou, si commandé avec l’accord des invités, de thé au jasmin. Cette goutte finira bien par se fondre dans le liquide chaud et par cesser de perturber cette fine dégustation.

Après avoir hésité entre de régulières petites bouchées ou d’énormes portions, il restera toujours un ou deux beignets que personne n’osera vraiment prendre, faussement honteux de n’en avoir avalé qu’une bonne douzaine.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, janvier 2017

© illustration gigijin, 2006

TEMPS DE LECTURE : 2 minutes.


On est toujours surpris par le paradoxe d’une Thaïlande moderne que l’on croit trop rapidement et naïvement agricole avec ses rizières, ses habitants terre-à-terre et leurs croyances bien marquées. Mais on voit très souvent, aussi bien à Bangkok qu’en province, des téléphones, des portables ou des tablettes entre les mains de ces ados et aussi de ces seniors qui n’hésitent pas à récupérer une toute dernière appli ou un produit à la mode que l’on voudra en exclusivité, quitte à passer par un moyen détourné.

Tout cela nous emmène de boutique en boutique, de magasin en marchand de rue, de vendeur d’un jour proposant des DVD ou des transfos pour presque rien au centre incontournable de Pantip Plaza.

Endroit stratégique de la Capitale, marché de l’électronique, informatique et multimédia, Pantip culmine au centre-ville. Aujourd’hui, c’est démonstration d’imprimantes haute définition ; Samsung dévoile sa nouvelle gamme d’écrans LED tandis que les concurrents se sont déjà approvisionnés via les marchés chinois !

Ce centre commercial fait penaud avec ces cinq étages face aux Paragon, ZenWorld, ou Discovery Center postés juste derrière. N’empêche, on y va quand même car le stand du troisième étage escalier gauche vient de réceptionner un arrivage de disques durs hors de prix. Il n’y a qu’à aller les comparer avec le magasin autorisé du deuxième étage, magasin légal et sans risque, magasin qui, lui, ne disparaîtra pas lors de la prochaine descente de la brigade anti-contrefaçons.

Petit dédale entre deux escaliers mécaniques, et l’on s’admire sur les moniteurs avec la webcam qui nous suit et nous analyse. Les stands en réseau font défiler des images 3D à observer désormais sans lunettes tandis que des tables exposent du matériel électronique, des adaptateurs, des cartes dont on aurait cru pouvoir se passer mais que, pris de panique, l’on viendra chercher un jour. Vite, on achète ce disque dur ou cet appareil photo bridge, vite on demande au vendeur pour se rassurer s’il assure une garantie : — Worldwide! il répondra au client de passage… Worldwide!

Puis sortir prendre le premier taxi pour aller tester cet outil ou cet équipement. Il fonctionne, certes, mais le manuel est en thaï ou en russe, il faudra forcément revenir pour demander au vendeur comment faire une sauvegarde.

Plus tard, on entendra, rumeur ou fait avéré, que le bâtiment abritant Pantip Plaza menace de s’effondrer ; histoire d’aller acheter d’autres matériels dans un autre centre géré sans doute par un investisseur concurrent. Samedi prochain, ce sera de nouveau Pantip car le resto S&P du rez-de-chaussée lui est bien là, tout comme les intemporelles boutiques d’amulettes cachées à droite d’un sobre food court.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, janvier 2017

© Isriya Paireepairi, 2010

TEMPS DE LECTURE : 3 minutes.


Pour traverser Bangkok, il existe bien des façons : du moderne métro aérien donnant l’impression de voler à celui, souterrain, image des villes du XXIe siècle, faisant un instant oublier les bouffées de chaleur et les averses tièdes du dehors. Mais pourquoi dans cette ville si surprenante aller prendre un transport plus rapide, plus confortable, plus aseptisé et finalement si peu original alors que cette Venise de l’Asie du Sud-Est est desservie par des canaux navigables et un fleuve vivifiant ?

Clichés banals de barques dans les méandres d’un marché flottant ou d’une péniche panoramique pour un dîner romantique ; clichés confidentiels des bateaux-bus que les Bangkokiens empruntent d’ordinaire pour s’extirper d’un quartier encombré et se rapprocher d’une grande artère de la ville ; bateaux-bus se faufilant dans des khlongs insoupçonnés passant entre des tours, des baraquements ou d’antiques maisons sur pilotis.

Prendre cette chaloupe régulière débute par la recherche d’un embarcadère quelque part derrière un temple, une école ou un parking de livraisons d’un centre commercial. Parfois, une enseigne bleue perchée sur un poteau entortillé de fils noircis pointe vaguement une direction ; pas vraiment d’horaires, juste la certitude que les gens présents sur le quai sont également là dans l’attente du passage providentiel. La plate-forme en bois a encore son petit banc qui sert de garde-corps, on souhaiterait s’y appuyer mais, intrigué par la dizaine de clous ou bouts de corde qui parfois renforcent parfois accentuent des fissures trop apparentes, on préfère dans l’incertitude rester debout, bien à l’écart.

Belle discipline des usagers, futurs croisiéristes, recherchant dans leurs poches de quoi payer le prix du voyage ; on attend impassible en regardant ce canal si lourd, si opaque : est-il profond ? Y a-t-il vraiment des crocodiles échappés du zoo de Samut Prakan qui auraient trouvé refuge dans une épave à moitié coulée ?

En attendant, des enfants y plongent depuis le quai d’en face, quelques vieilles femmes lavent du linge et l’on voit passer rapidement deux ou trois bateaux long-tail qui éclaboussent des passagers insouciants.

Voilà ! Le bateau-bus arrive à toute fumée, il prépare sa manœuvre, ne sort surtout pas les cordages d’amarrage et l’on se pousse gentiment pour sauter au bon moment. Mieux vaut y aller, car il semble déjà bien plein et ce serait dommage de rater la montée. Le capitaine lève l’arbre du moteur, immédiatement moins de vagues, instant ultime pour s’engouffrer dans ce ridicule transport. L’hélice replonge dans l’eau, un petit coup de sirène pour annoncer le début de l’épopée fluviale. Dans un nouveau vacarme, le bateau prend son élan, le jet fonce au gré des vaguelettes.

Il faudrait absolument prendre en photo ce pêcheur amateur embusqué en équilibre sur une rambarde de fortune, mais on n’ose pas bouger de peur d’être inopinément aspergé. Au fait, où faut-il descendre ? Au terminus de Panfa Leelard, ce sera parfait !

Le voyage fut héroïque entre des ponts trop bas où il a fallu baisser la tête, la tentative d’abordage par une barque en sens inverse, l’arrêt manqué pour récupérer le temps perdu à repêcher une passagère passée par-dessus bord. Heureusement, elle savait nager, les enfants l’avaient invitée à se baigner tandis qu’une grand-mère s’obstinait à refaire une nouvelle lessive.

Jean Maury
Version révisée par les éditions Gope, janvier 2017

Maison d’édition indépendante ayant pour vocation de faire découvrir la Thaïlande, Hong Kong, la Malaisie, l'Indonésie, le Cambodge... par le livre

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